EPIDOSE 3.5

[12 :00]



L’écrivain raté, quadragénaire porté sur la vinasse et qui scribouillait à la petite semaine pour des étudiants en mal de thèse ou des écrivassiers en quête de prix, n’était pourtant pas le portrait que Justine eut plié dans son portefeuille.

Engagé néanmoins par cette dernière pour superviser le « travail obligé » de Charlotte - tu t’en rappelles, de cette thérapie par l’écriture ? -, Jaunes s’était peu à peu imposé à elles-deux comme un personnage incontournable, voire même inéluctable. Et tandis qu’il corrigeait les épreuves de Charlotte, l’œil bienveillant dont il semblait paterner « la pauvre petite » ne servait finalement que de prétexte ou d’alibi à celui, plus concupiscent, qu’il posait sur les formes juvéniles de la sœur ainée. D’où Justine l’avait-elle péché, ce bonhomme au rire chevalin et à l’accent de Bruxelles ? Où avait-elle bien pu faire la connaissance de ce type cradingue,  amateur de bouteilles et de bons mots ? Quel imbécile inconscient les avait donc mis en relation ?

Hier comme aujourd’hui, impossible pour Charlotte d’imaginer que Justine se soit laissé aller à ses avances. En tous cas, elle n’en avait jamais été témoin ! Bien lui en fasse, Charlotte n’aurait pas toléré ni supporté que sa sœur lui ravisse une fois de plus quelqu’un qui s’était penché sur ses petits problèmes !

Car, putain, que le béguin de son « correcteur » pour sa sœur avait été étouffant ! « Putain quelle aventure ! » semble se moquer une Olivia, silencieuse et toute ouïe ouverte.

D’autant plus que, rumine encore Charlotte, lorsque les cendres de Justine avaient été éparpillées sur la pelouse commune, Jaunes s’était fendu d’une dernière tirade assassine : « Toi, petite Charlotte (Bon sang, elle avait alors presque vingt ans, tout de même !), qui sait si tu n’es pas le cancer qui ronge ton entourage ! ». Ce n’était ni une question, ni une affirmation, mais une réflexion entre doute et certitude, disons.

L’allusion était claire. Peut-être même nourrissait-il envers elle de lourds soupçons qui se confirmaient, du reste, par les étranges circonstances de la chute accidentelle de Justine. Charlotte avait croisé tant et tant de morts sur son chemin !

En définitive, celui qui s’improvisait subitement détective n’aurait pas vraiment l’étoffe d’un héros de série noire. Sa carrière de limier sulfureux ne ferait pas long feu et Charlotte l’avait ravalé aussitôt dans son rôle de figurant.

« Putain de conclusion ! Crois-tu que ce Philippe a lâché la partie ? » se gausse Olivia, cette fois ouvertement. Charlotte se rue sur elle pour lui tordre le cou. C’est totalement virtuel mais qu’est-ce que cela lui fait du bien !

Du coup, face à l’engeance, l’inconnu dans son couloir en devient presque sympathique, c’est tout dire !

Au fait, où en est-il, celui-là ?

A l’oreille (elle a osé la coller délicatement contre le panneau), le gars a réintégré le salon et, si son ouïe ne l’induit pas en erreur, c’est tout comme s’il venait de s’installer confortablement dans un fauteuil.

C’est à croire que l’individu ATTEND !

Qui attend-t-il, d’elle-même ou de Justine (au cas bien improbable où il ne soit pas au courant du décès de sa sœur) ? Peu importe ! C’est sûr et certain : IL ATTEND.

Putain ! La donne a changé. De deux choses l’une : au mieux, le bonhomme est venu en « ami », et le voilà qui l’attend avec bienveillance (encore s’agit-il de savoir ce qui le motive ou ce qu’il a à lui annoncer), au pire, il estime qu’il tirera davantage de sa victime en attendant son retour, tout simplement (mais que peut-il espérer de mieux ?).

Dans l’expectative, Charlotte se renfrogne dans son coin, si bien (ou plutôt si mal) que, des deux mètres carrés au sol, elle n’en occupe plus qu’un quart. Ses pieds ont rejoint ses fesses, son visage est calé entre les genoux mais les mains ne trouvent décidément pas leur place.

En finale, la chaleur qui envahit le réduit devient intolérable. Des gouttes de sueur lui perlent du front, ravinent son visage et lui dégoulinent sous les bras, entre les seins. Sa nuisette est trempée. Les interstices entre les orteils commencent à dégager une odeur désagréable.

Sur l’horloge, qu’elle entrevoit de biais au-dessus de la porte, il est toujours dix heures du matin… Les malheurs s’enchaînent, la pile est morte depuis au moins une heure, putain ! Sinon plus, vu la chaleur ambiante et son estomac tenaillé d’irrépressibles borborygmes. Son corps ne peut mentir. Il est passé midi, sans aucun doute. Charlotte n’a pas perdu tout repère, apparemment.

La situation s’éternise, elle va craquer, tôt ou tard, c’est sûr. Pourquoi ne pas en finir là ? gémit-elle à mi-voix. Après tout, s’il existe un syndrome pour aimer son bourreau, il doit bien y en avoir un autre pour que la victime succombe à ses propres sanglots.

Il suffirait de peu, d’un « Qui est là ? » pour changer totalement la donne. Elle entend déjà les trois mots fatidiques rebondir sur les murs comme une balle de ping-pong.

Mais une petite voix bien connue interfère. « Ne dis pas un seul mot, pas une seule parole ! », lui intime Olivia, exceptionnellement complice. « Je t’en conjure, tais-toi ! Bien mieux pour toi, tais-toi ! ». De quoi Olivia se mêle-t-elle, une fois de plus ? Que sait-elle de la vraie vie, après tout ? Sans Charlotte, elle ne serait rien, rien d’autre qu’une ombre sans contours, … un ridicule pet dans l’univers !

Requinquée par sa montée d’adrénaline, Charlotte a intercepté la luciole en plein vol et, l’étouffant dans son poing, la claque sur la faïence de la cuvette. La bulle éclate comme une bulle de savon.

De même que le son de la télé, côté salon. L’énergumène ne s’est pas gêné de l’allumer, preuve – s’il en faut encore ! – qu’il se sent chez lui. Pas si bégueule que ça, la petite Charlotte, oui, ce bonhomme est un habitué !

A supposer maintenant que l’individu arrive à défoncer cette fichue porte, de quoi Charlotte pourra-t-elle arguer quand il comprendra que, depuis son arrivée, elle s’était murée (c’est le cas de le dire !) dans le silence ? Et comment allait-il réagir face à sa mine défaite et son indécente nudité ? Putain, Charlotte n’a jamais cru être attirante, sexy moins encore. Mais elle ne donnerait pas chair de sa peau s’il s’agissait d’un tenace comme Philippe Jaunes ! Devenir l’ersatz de sa propre sœur ne serait sans doute pas le pire de ce qui pouvait lui arriver !

Cindy n’avait d’ailleurs eu cesse de rappeler à la « pauvre petite Charlotte » qu’elle était également, au mieux son faire valoir, au pire sa zone d’ombre personnelle, qu’elle serait définitivement celle avec qui on ne flirte que par procuration.

Putain, la galère !

En définitive, un homme strictement inconnu aurait un petit côté rassurant, n’est-ce pas ? Il suffirait juste d’attendre qu’il s’en aille, quitte à ce qu’il emporte ses biens les plus chers. Bien plus inquiétante par contre l’idée qu’il fasse partie de ses proches, même si ceux-là ne se comptent que sur les doigts d’une main.

Rétrospectivement, Philippe Jaunes ne lui avait jamais manqué de respect, tout au moins question sexe. Mais il aimait se gargariser de mots crus et pouvait la gratifier à l’occasion de quelque réparties salaces, du genre « Tiens ! Aujourd’hui, tu portes encore ta petite culotte rouge ; la couleur rouge est un signe de désir et d’ardeur, le savais-tu ? ». Il n’y avait aucune ambigüité dans ses propos. Pour lui, ce n’était qu’un constat, tout comme la sentence qu’il lui avait assénée au crématorium l’an dernier : « Charlotte, tu es le cancer qui ronge ton entourage ! ». Non mais, pour qui se prenait-il ?

Putain, pourquoi évoque-t-elle ce Philippe Jaunes avec tant d’insistance ? Car ni lui ni aucun des visiteurs de ces dernières années ne semblent correspondre à ce type affalé dans son salon.

Olivia n’est pas en reste pour surgir à propos. « … Il te surveille de près ! Moi je m’en méfierais… », chantonne-t-elle sur un ton irritant. Charlotte se presse les tympans comme un étau. Elle sait pertinemment que la petite voix provient de son for intérieur. Il ne manquerait plus qu’elle lui apparaisse, tiens !

Il n’a pas fallu le lui dire deux fois : le spectre d’Olivia s’est assis sur la toilette, avec sa mine de bébé frais, ses babioles sucrées dans les cheveux et ses tutus roses sexaspérants ! Vivante, cette fille aurait quoi… ? … le sale âge de l’adolescence, mais Charlotte n’en a gardé que l’image d’une sale gamine impertinente qui ne cause qu’en alexandrins !

Car, en définitive, Olivia n’entre pas dans la logique de l’histoire. A part Charlotte, personne n’y a d’ailleurs jamais fait allusion, ni auparavant, ni depuis.

Olivia n’est rien d’autre qu’un personnage évanescent, une chimère, une illusion. Avec le recul, c’est à croire qu’on a inventé Olivia de toute pièce ! A propos de pièces, c’est comme ce délire de greniers symétriques qui parait, avec le recul, franchement invraisemblable. A chacun de se faire une opinion, évidemment !

Toujours est-il qu’Olivia est morte, et bien morte.

Charlotte l’a vue, et bien vue, dégringoler de dix mètres au moins. Elle n’a pas pu en réchapper. Tu en es témoin, n’est-ce pas ? Alors, pour quelle raison ou dans quel but son fantôme revient-il aujourd’hui la narguer encore et encore ?

D’un geste brusque de l’avant-bras, Charlotte tente de chasser cette mouche inopportune et voilà que le tranchant de sa main gauche vient inopinément heurter le panneau de la porte. Résultat : non seulement l’ectoplasme ne disparait qu’à moitié mais le bruit est sec et résonne dans la tête de Charlotte comme un roulement de tambour.

A coup sûr, elle est repérée ! Et certaine aussi que le visiteur s’est arraché du fauteuil et s’approche à pas prudents, les sourcils en forme d’interrogation.

Bien entendu, le fantôme s’est tiré, sans tambour ni trompette ! Charlotte ne peut faire de même, bien vu, mais, à défaut, elle se recroqueville, le plus loin possible dans sa geôle.

Or, le type ne semble pas avoir réagi et la voix du présentateur télé de la mi-journée a quant à lui conservé le même ton souriant comme à son accoutumée. Ce dernier t’annoncerait la fin du monde avec la banane sous le nez !

Pour Charlotte, tout s’éclaircit subitement.

En fait, si son inconnu ne s’est étonné de rien, c’est qu’il SAIT PERTINNEMENT BIEN QU’ELLE SE TROUVE DANS LES TOILETTES !

Il attend qu’elle en sorte, tout simplement ! Ce dont il ne se doute vraisemblablement pas, c’est qu’elle se débat dans une case prison, ou bien, selon le point de vue où tu te places, qu’elle se retrouve à l’abri. De lui.

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