EPIDOSE 3.15
(avant la suite)
« Quelque souci, jeune fille ? », lui demande-t-on subitement, d’une voix sarcastique qu’elle ne peut identifier. En dépit des six-douzièmes de pieds, cela ne ressemble pas du tout à celle d’Olivia. Mais ce n’est pas non plus le genre de phrase que Charlotte a envie d’entendre après une telle évocation. Ah, le connard qui a dit ça va payer pour tous les autres, putain !
Toute à son marasme intérieur, elle n’a pas entendu la moto se mettre au point mort. Le pilote est vêtu de cuir, de haut en bas et un casque opaque lui masque le crâne. D’un bond imprévisible, Charlotte est d’attaque, persuadée d’avoir une force surhumaine. Sans douter d’elle une seconde, elle fonce sur son adversaire. Putain ! Elle va lui faire rentrer sa question de merde dans la gorge… Sûr qu’il va passer un très sale quart d’heure, peut-être bien le meilleur pour Charlotte de la journée, enfin ! Tant pis si elle a le rôle du pot de terre, merde !
L’insecte, lui, n’a pas bronché, ou peu. Il se contente de lui saisir les poignets dans des poignées de fer et de les lui écarter comme on ouvre un livre. La parade est parfaite. Ils se sont retrouvés serrés l’un contre l’autre. Ce salaud va l’écrabouiller contre sa poitrine, c’est monstrueusement évident. La mécanique est inéluctable. Le casque se rapproche du visage de sa victime. Il va lui donner un coup de boule, c’est sûr. Tant pis ! Elle tombera dans les pommes et il pourra la consommer comme il se doit, c’est certain !
Dans sa rage impuissante, c’est à peine si elle l’entend murmurer des propos d’apaisement, si proche de sa joue que l’haleine mentholée lui titille les naseaux : « Calme, Charlotte… C’est moi… c’est moi, Claude, tu situes ? ».
Non, la jeune fille persiste à battre des genoux pour atteindre les parties génitales de son antagoniste, en vain.
Claude ? Charlotte se ratatine comme une baudruche, impressions de honte et d’impuissance mêlés. Car, Claude ou pas Claude, ironie ou non, plus fort encore est ce moment de solitude que d’avoir espéré s’en prendre aux testicules d’une jeune femme !
Claude ! Cette bonne femme a décidément la manie d’apparaitre lorsque le moral de Charlotte est au plus bas. A ce stade, ce n’est plus du hasard mais de la synchronicité, putain !
Comme un gros sac de sable, la voilà retombée le cul sur le banc. A contrario, tout en ôtant son casque intégral, Claude s’est assise auprès d’elle avec une délicatesse crasse, d’ailleurs un peu trop près, de l’avis même de notre héroïne. Que lui veut-elle, une fois de plus ? Quelle putain d’expérience Claude va-t-elle encore lui imposer ?
« Qu’est-ce qu’il t’arrive encore, Charlotte ? », susurre cette dernière, les yeux vissés à terre, sans doute pour ne pas l’effrayer par un regard trop direct. Rien, putain !, il ne lui est « encore » rien arrivé, à part son immeuble envahi par une troupe de truands et de se retrouver à la rue, sans clés, sans argent, sans papiers, sans espoir de retour !
Charlotte se sent piégée. Cette fois, elle n’a pas plus d’une goulée d’alcool dans le sang mais il n’empêche que l’ascendant que Claude (ou « Cloud », peu nous importe !) exerce sur elle la tétanise. Aucun mot ne parvient à passer la lisière de ses lèvres, et le moindre geste lui semble interdit, ni pour fuir, ni pour se jeter en larmes (la honte !) dans les bras de la motarde. Emma est morte, putain ! Charlotte n’a même pas « encore » réussi à la pleurer !
Ce doit être ça, les symptômes du syndrome dont on n’a cessé de la bassiner. On ne va tout de même pas lui faire croire qu’elle est tombée sous le charme de cette saloperie de serrure des cabinets, ou de sa visiteuse inopportune (ce ne serait pas Claude, des fois ?), ou pourquoi pas de cette Lucy-e ?…
« Est-ce que tu as déjà imaginé que Claude était la clé de ton histoire ? », lui avait suggéré M. A. Andersson, ou Emma, elle ne sait plus, mais en tous cas pas plus tard que la semaine dernière ! De fait, le sujet reste ouvert et, de toute façon, Charlotte préfère l’éluder, c’est sûr ! Quoique, en effet, relier « clé » et Claude ne manque pas de sel. Lucy et « lucidité » de même. Emma et M.A., pourquoi pas ?
Bref, tergiverser ne lui sert pas à faire le tour, pas plus que le silence du reste. Du coup, empathique ou diabolique, Claude la laisse s’atermoyer sur son propre sort, s’autorisant quelque familiarité à son égard, comme à présent cette main gantée, arachnéenne ou dominatrice, sur son genou.
Une fois de plus, celle qui aurait pu être un ange rapproche sa bouche de son visage, cette fois sous prétexte de confidence : « Moi aussi, Charlotte, je dois faire le deuil de personnes qui me sont chères ! ». Apparemment, ces dernières minutes, Claude et elle n’ont pas cogité dans la même direction. Pas question que Claude lui impose la sienne. Charlotte ne se sent plus prête à être manipulée.
De qui parle-t-elle donc, putain ?
Emma ? se demande Charlotte sur le qui-vive. Quoi ? Comment est-ce possible que Claude et Emma se connaissent ?
Et si finalement c’était Claude, son inconnue de tout à l’heure ? Pourtant, à vrai dire, le portrait robot qu’elle voit à ses côtés ne correspond pas à celui qu’elle s’était fait dans ses damnées toilettes. D’ailleurs, pour quelle raison, suffisamment impérieuse, Claude serait-elle venue lui rendre visite, presque cinq ans plus tard ? Putain, Charlotte ne tient finalement pas à le savoir !
Pour l’heure, Charlotte regrette presque le silence buté des trois sorcières dans sa tête. Disons que, même s’il y a silence radio, elle imagine parfaitement le sourire caustique, si ce n’est de l’une, au minimum de l’autre… Côté morale de sa sœur, elle n’en attend pas moins, bien que, en la circonstance, un conseil ne serait peut-être pas malvenu.
Claude n’a pas rebondi sur l’air médusé de Charlotte. Le ton de leur entretien s’est néanmoins rehaussé d’un cran lorsqu’elle a repris la parole.
J’ai eu l’occasion de parcourir ton premier… « tapuscrit », comme tu l’appelles ! sentence-t-elle en guise d’introduction à Charlotte ne sait trop quoi.
Bien évidemment, les nerfs de Charlotte en prennent un coup et montent en épingles : quoi, par quel biais SON carnet de bord intime a-t-il été divulgué à n’importe qui ? Ce n’était pas SON idée de raconter ses turpitudes, c’était juste pour qu’on lui fiche la paix avec leurs satanées questions. Juste une thérapie bidon, un point c’est tout. Preuve en est qu’elle avait raconté n’importe quoi, ou presque. Merci, monsieur Frédéric Maréchal !
Mon journal ? Vous l’avez trouvé où, putain ?
Qui a eu accès à son tapuscrit, merde ? Combien de personnes, putain ? « Plus que tu ne le crois… « rétorque la petite voix d’Olivia subitement sortie de son mutisme. Par réflexe, Charlotte essaie une fois de plus de l’évacuer du revers de la main. « Plus que tu ne le crois ! », répète Claude en lui saisissant le poignet comme un étau.
Nulle malveillance dans le regard soutenu qu’elles échangent. Même, en comparaison aux traîtres, Claude n’en parait que plus sympathique. Peu importe si sa tête, inclinée sur le côté, n’a pour seul but que de plaire pour mieux fourguer sa marchandise ! De surcroit que, sous le gant de cuir noir, oublié comme à dessein sur le bas de sa cuisse, juste au-dessus du genou, Charlotte sent la morsure de la satané araignée la brûler jusqu’à l’os.
Sa sœur Justine le lui avait souvent répété, de ne pas se laisser séduire par des personnes trop gentilles pour être honnêtes. Mais, en l’occurrence, Charlotte veut en savoir davantage, quitte à en payer le prix ! Bref, quelqu’un l’a trahie, c’est clair. Heureusement que la plupart ont déjà payé pour leur crime !
Vous l’avez trouvé où, mon texte ? insiste-t-elle comme si sa vie dépendait de ce seul renseignement.
La réponse est laconique. C’est de… Philippe Jaunes que Claude a reçu une disquette du tapuscrit. Saleté de « correcteur », c’est indubitablement la personne qui disposait de la version la plus complète de son écrit. Mais pourquoi, putain, l’avoir refilé à Claude, précisément la personne la plus concernée par cette histoire et précisément celle à qui Charlotte ne l’aurait jamais, au grand jamais, transmis ?
Le salaud, putain ! s’exclame Charlotte, l’humeur assassine.
De fait, c’est un salaud ! confirme Claude avec un regard trop complice, une fois de plus, une fois de trop.
L’insulte sonne mal entre ses lèvres. Si la donzelle croit l’amadouer en utilisant des mots crus, il lui faudra revoir sa copie ! Du reste, Charlotte fulmine surtout contre Philippe J., Philippe Jaunes, son ignoble correcteur de « tapuscrit ». D’ores et déjà, elle sait que le pirate va le payer cher, très cher, sûr et certain ! Dans la foulée, Claude ne fera pas de vieux os si elle persiste dans son attitude de séductrice, putain !
La ruelle est à présent déserte mais Charlotte ne se sent pas en position de force pour tenter quoi que ce soit dans un sens ou dans un autre. « Alors, ne tente rien ! », semble lui conseiller la jeune femme, mais ce n’est que la petite voix d’Olivia qui le lui marmonne en catimini dans le creux de l’oreille.
De son côté, Claude épilogue par avance, comme si elle voulait endormir ses réticences.
Comment ou pourquoi m’est parvenu ton récit, peu importe ! (« Hou là, le raccourci ! »). L’important, c’est que j’ai eu l’occasion de le lire… (« Comment s’arroge-t-elle le droit de discerner l’essentiel de l’inutile ? »)… et que tu aies respecté notre contrat de silence est tout à ton honneur ! (« Tu parles ! Quelle honte de dire la vérité ! »). Et, en finale, ce que tu y racontes à demi-mots ne fait que confirmer les conclusions de notre petite expérience (« ? »)… Très bien écrit au demeurant, ton « tapuscrit », Charlotte ! (« Putain, cerise sur un gâteau de gros sel ! »).
Belle tirade, en vérité, mais rien que du blabla pour faire passer le suppositoire. En dépit de son attirance pour cette Claude, la lueur qui scintille dans les prunelles de Charlotte est meurtrière. En définitive, n’est-ce pas à cause de cette bonne femme que toute cette histoire a débuté ?
Que le message soit passé ou non, que cela lui agrée ou non, il faudra bien que Claude change de registre, à un moment donné ou à un autre, n’est-ce pas ? Le comble, c’est qu’elle y parvient quasi instantanément, en quelques mots :
Je pense qu’il faut en finir un de ces jours avec tout ça, Charlotte, conclut cette dernière en ôtant sa sale patte du genou de la jeune fille.
Coup de grâce et sans appel, c’est vrai qu’il faut en finir un jour ou l’autre avec tout cela. Charlotte n’est plus dupe. Si Claude se retrouve là, au bon endroit, au bon moment, c’est qu’il y a comptes à régler.
Claude n’est pas là pour ses beaux yeux, jamais d’ailleurs cette nana n’a eu de gestes déplacés envers elle. Les propositions qu’elle avait pu lui faire autrefois étaient de fait d’un tout autre ordre. Cette saloperie d’expérience du grenier en avait été une.
Je te propose de faire un petit tour à la campagne. Tu n’as plus rien à gagner, ni à perdre, n’est-ce pas, Charlotte ?
…
Peut-être que M. A. Andersson a vu juste : Claude est vraisemblablement la clé de toute cette histoire mais, foin d’expérimentation pour cette fois, Charlotte n’assume plus d’avoir le rôle de cobaye, putain !
Charlotte, tu m’entends ?
Charlotte n’entend que ça, putain ! Que lui reste-t-il à perdre, en effet ? Accepter le casque que lui tend cette insectueuse de Claude n’est que le début d’une nouvelle procédure.
Cette dernière arbore un air ravi qui disparait sous la visière. C’est d’un geste tendre qu’elle a rabattu celle de Charlotte sur son visage soupçonneux, en l’intimant d’un geste de grimper à l’arrière.
La machine ronronne aussitôt. Les vibrations entre ses jambes nues réveillent en Charlotte un souvenir parallèle. Ses mains s’attachent comme un automatisme à la taille de la conductrice, son museau se camoufle derrière son épaule pour se garder du vent et la peau de ses cuisses colle bien entendu au cuir de la selle. La spirale est bouclée, c’est presque rassurant.
L’intimité de leurs corps soudés la libère de toute inquiétude. Pour peu, Claude lui deviendrait une amie. Ce doit être ça, ce qu’on appelle l’érotisme, en tout bien ou tout mal, mais en tout honneur.
« Qu’est-ce que tu racontes, Lolotte ? », mugirait sa sœur en entendant pareil propos, « Tu deviens dingue, c’est sûr, c’est même certain… ». L’autre, là, la blondasse, ne manquerait certes pas de renchérir par un « Putain, mon chou… Tu me fiche la trouille, à prononcer des trucs pareils ! ». Charlotte imagine très bien la moue de dégout de Cindy, encore heureux qu’elle n’ait pas réchappé de sa piscine ! Quant à Olivia, elle ne ferait sans doute aucun commentaire car elle, elle sait pertinemment qu’on s’attache même à sa pire ennemie.
« Il ne manquerait plus qu’on ait un accident ! », pense Charlotte, plein gaz dans les narines.
Au-delà de l’alexandrin et de toute manière, Charlotte a toujours porté la poisse à son entourage, c’est bien connu. Et dire que Claude ne se rend pas compte un seul instant que la jeune fille l’a toujours préservée d’un quelconque mauvais sort.
[ FIN SAISON 3 ]
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