EPIDOSE 3.3

UN MARDI 5 AOUT, COMME… [09:30]



Charlotte a fermé les paupières pendant ce qu’elle croit être un bref instant, juste le temps de se repoudrer les idées. Mal (ou bien) lui en prend de marquer la pause ! Sous l’emprise d’un salto arrière, la voilà immanquablement transportée quatre ans auparavant ; d’association en différences, la voilà en effet au début d’un mois de juillet caniculaire, plus précisément un mardi qu’on n’oublie (normalement) pas.

Tout ce dont elle se souvient, ce sont les vagues circonstances d’un après-midi shopping avec Cindy. Puis, plus rien, si ce n’est, pour être vêtue de trois fois rien, cette canicule omniprésente. De vagues réminiscences la voient encore errer dans les rues en pleurs, pour se caler finalement le cul sur les pavés d’un trottoir (ne lui demande pas où). Elle a encore le souvenir d’un mur qui lui râpe le dos et de ses genoux nus qui se relèvent pour accueillir ses bras en croix sous le museau, comme maintenant. Sa mine est pitoyable et son air caduque confirme qu’elle cuve une cuite carabinée, c’est certain. Comment a-t-elle pu en arriver là ?

Putain ! On n’a que les flashbacks qu’on mérite !

Bien vu, bien entendu, la caricature attire une certaine clientèle. « … Charlotte ? », semble-t-on s’inquiéter par-dessus d’elle, « Char-lo-tte ? », tout au plus est-ce ce qu’elle a cru entendre.
Charlotte a relevé une tronche ravagée, les yeux rétrécis et les joues sales. La silhouette penchée sur elle est une espèce d’insecte en combinaison de cuir noir. « Charlotte, dis-moi, quelque chose ne va pas ? Je peux t’aider ? », insiste lourdement l’animal. De l’intérieur du casque, la voix ne permet pas de discerner s’il s’agit d’un homme ou d’une femme, ou - qui sait ? - tout autre chose, mais ce ne sera ni Cindy, ni sa sœur, ni même Olivia.

Des gants noirs se sont dangereusement approchés de ses épaules nouées. Charlotte jette une œillade effarée autour d’elle. Qu’est-ce qu’elle peut bien fiche dans cette rue sans passants, putain de merde ! Pouvait-elle espérer qu’on veuille tout bonnement l’aider à se relever ? Non, c’est sûr que ce type ne va pas rater une si belle occasion de se la faire, avec la bénédiction du public. Ce n’est qu’une petite traînée, c’est clair qu’elle l’a bien cherché, la garce !, n’est-ce pas ? Difficile de réfléchir à tout ça dans l’état d’ébriété où elle se trouve !

Mais lui (ou elle, finalement) se contentera de la tirer vers le haut, ou de l’attirer vers lui, Charlotte ne sait plus exactement. Bref, elle s’est retrouvée à osciller sur des chevilles flageolantes. Se maintenir contre le mur n’est pas une sinécure, putain !

« Charlotte ! », entend-t-elle, par cette voix étouffée derrière la visière du casque « Où comptes-tu aller, Charlotte ? ». C’est marrant - enfin, façon de parler - comme ce bonhomme répète son prénom avec tant d’insistance. Charlotte a d’ailleurs cru un instant qu’il s’agit de Justine mais elle ne peut raisonnablement imaginer sa sœur en moto. D’ailleurs, l’engin est bien trop monstrueux pour sa pétasse de frangine.

Néanmoins, comme Justine l’aurait fait, ce type ne lui laisse aucun temps mort. « Viens ! Ne reste pas là… Tu es dingue, ou quoi ?…», fait-il fermement en la secouant pour la faire réagir à sa torpeur. D’autorité, il/elle lui a enfilé un casque sur le crâne.

Obéissante, Charlotte lève tant bien que mal une jambe indécise pour enfourcher la selle arrière de la machine.

Le démarrage sur les chapeaux de roues fait papillonner sa jupette blanche comme un drapeau. Le cuir de son siège lui brule les cuisses, merde ! Elle essaie de se redresser sur les cale-pieds pour décoller sa peau grillée. La vitesse, ou le vent frais sur son visage, ou tout autre chose, lui donne envie de vomir.

Heureusement pour la veste du conducteur, le vent frais a aussi le don de la dégriser, tout au moins en partie, mais pas suffisamment pour entamer une conversation. De toute manière, Charlotte est incapable d’élever la voix pour entrer en compétition avec le moteur de la moto.

« Je m’appelle Claude. Je suis une amie de la famille Maréchal… », articule l’insecte, tête à moitié tournée vers elle pour être entendu. A ce stade d’éthylisme, Charlotte n’a même pas constaté qu’on lui répond sans qu’elle ait posé la moindre question. Bien. Cette Claude se décline donc au féminin. Soit ! Elle connait la famille Maréchal, c’est plutôt rassurant.

Mais de qui en particulier est-elle l’amie ?

Une copine inconnue de Cindy ? Impossible, Charlotte les connaissait toutes. De la mère de Cindy ? De son psychologue de père ? Ce ne serait pas étonnant, Frédéric a toujours été friand de chair fraiche…

Et, d’ailleurs, comment peut-on être l’amie de toute une famille ?

L’esprit en vadrouille mais les fesses scotchées au ras du sol, Charlotte se remémore cet après-midi de juillet non sans amertume. Jolies vacances, en vérité ! Sûr et certain que, si elle avait eu dix grammes de lucidité dans la tête plutôt que dix grammes d’alcool dans le sang, jamais – au grand jamais - elle n’aurait enfourché le deux-roues. Sûr qu’elle serait plutôt rentrée dare-dare vers le domicile de sa sœur, putain de sort ! Sacrée journée !

En attendant, il sera bientôt midi - tu sens la chaleur envahir le cagibi ? Dans son demi-sommeil et sa position fœtale, Charlotte vient de se repasser la quasi-totalité du film de ses quatre jours de captivité, quatre années plus tôt.

De fait, à la lueur de ce dont elle se rappelle aujourd’hui, l’histoire s’éclaire sous un angle inattendu. Jusqu’à présent, dans ses souvenirs, Claude n’avait été qu’un personnage secondaire et jamais Charlotte n’aurait imaginé que cette fille soit à l’origine de sa disparition. Or, si c’est le cas (et ce l’est assurément), ce qu’elle avait pu écluser ce jour-là se révélait peu à peu comme un élément secondaire.

Tout semblait maintenant délibéré et, consentante ou non, Charlotte avait participé à son propre enlèvement.

Ouais, putain ! On n’a décidément que les flash-backs qu’on mérite, n’est-ce pas ?

D’autant plus que, saloperie de confirmation, l’ombre d’Olivia passe en coup de vent. « Si j’avais été là, je te l’aurais bien dit ! », moralise-t-elle, avec un trop-plein de sous-entendus. Charlotte a décollé du sol comme une furie pour effacer l’image fugace de la succube sur le mur carrelé.

Dans sa précipitation, les muscles de ses épaules en ont pris un coup. Peu lui importe, la voilà suffisamment requinquée pour résoudre son problème du moment !

Sur la petite horloge, il est dix heures pile. Charlotte ne sait pas encore qu’il y est et sera dix heures pendant longtemps. En réalité, plus onze heure que ça, il serait midi.

A cet instant, un café bien tassé lui ferait un bien fou, quoique, d’ordinaire, c’est plutôt le moment de quelque chose de plus musclé.

« Olivia, un p’tit verre ? », ironise-t-elle en imitant le son aigrelet de deux verres qui s’entrechoquent. Se moquer de ses fantômes, une fois n’est pas coutume ! Tchin tchin, Olivia ! Et merci au passage de lui insuffler une idée de génie !

En effet, le petit bruit qu’elle vient de produire du bout des lèvres lui suggère d’utiliser la résonnance des tuyauteries pour appeler du secours. Cela se passait dans un film – c’était quoi encore, le titre ? – où des prisonniers communiquaient entre eux de la sorte, à coups de brique de savon sur les tuyaux d’eau. Briquette au bout des doigts, la voilà qui s’ingénie à répéter les trois seules lettres qu’elle connaisse de l’alphabet morse. Trois petits coups, trois plus longs et re-trois petits coups !

A franchement parler, l’espoir que ce S.O.S. de fortune attire du public lui semble dérisoire, mais personne ne pourra prétendre qu’elle n’aura pas essayé !

C’est à peine si Charlotte perçoit les légers coups secs qui paraissent lui répondre, toutefois pas du côté qu’elle avait envisagé.

QUELQU’UN VIENT DE FRAPPER A SA PORTE, putain !

Un court instant, elle croit être sauvée de sa pénible situation mais, sans trop savoir pourquoi, sa joie se transforme d’un seul coup en méfiance.

La vieille voisine a la singulière manie de lui téléphoner avant de descendre et Charlotte n’a pas entendu sonner son portable ! La conclusion est facile, ce ne peut être Emma, c’est sûr. Non, s’il s’agissait d’elle, elle l’aurait déjà appelée au travers de la porte par son sobriquet de Charlotrinette…

Voilà qu’on insiste, les petits heurts sont réguliers, ténus mais fermes. Impossible également que ce soient les gens du bistrot d’en-bas, ils en ont encore pour trois bonnes semaines de congés.

Alors, en effet, la question se pose de savoir qui, oui, qui a ouvert la porte de rue du rez-de-chaussée pour faire entrer cet inconnu dans la maison ?

La question semble pertinente, d’autant plus que, sans crier gare, on vient de pousser SA porte sans y avoir été invité. Et voici qu’on marche à pas feutrés dans SON couloir.

HIER SOIR, ELLE N’AVAIT DONC PAS FERME SA PORTE A CLE ! Comme bien souvent, du reste, … et son trousseau était sans doute resté accroché à la serrure !

Plus rapide que ça… il n’y a que la lumière !

Par réflexe, Charlotte éteint l’ampoule des toilettes et se recroqueville à l’opposé du trou de serrure, des fois que…

Elle distingue parfaitement ce qu’elle ne voudrait pas entendre : on est entré dans son salon et on en fait le tour en catimini. Sûr qu’on est en train de repérer le monnayable. La télé, sûrement, le PC portable sans discussion, son téléphone, assurément.

Les pas reviennent dans le couloir et passent devant la porte derrière laquelle elle se raidit, aussi blanche qu’un linceul.

La personne inconnue se dirige vers les chambres. La démarche est souple, lente, ouatée. Elle n’est ni grande ni lourde mais c’est le pas d’un homme déterminé, assurément.

Putain, c’est qui, ce type ?

Il faut dire aussi que les présences masculines se sont raréfiées depuis le départ de Justine, autant que les femmes, du reste. Non pas que sa sœur attirât davantage de monde, mais toutes deux étaient réputées solitaires, chacune dans son genre, Justine en version romanesque et Charlotte plutôt version autiste. De fait, si le regard sombre et triste de la première pouvait récolter quelque coup de cœur, la mine absente ou fuyante de la seconde ne séduirait que vicieux ou pervers.

En définitive, Justine et Charlotte auraient fini par vieillir ensemble, semble-t-il rien qu’au frottement des pantoufles, comme deux vieilles filles dont les bas tombent sur les chevilles !

Mais, trêve d’introspection, quelle importance, à présent que l’une a péri et que l’autre se retrouve dans un pétrin pire qu’il y a quelques années dans son grenier.


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