EPIDOSE 3.2
UN MARDI 5 AOUT [09 :00]
Tiens ? Sa propre odeur a fini par s’évanouir mais « Plus puante que ça, tu n’auras jamais été ! », lui rappelle une petite voix intérieure. C’est une hallucination, c’est sûr. Olivia n’existe pas. Olivia n’a jamais existé, putain !
Le retour intempestif de la sale gamine met Charlotte sens dessus-dessous. Elle avait pourtant réussi à la faire disparaitre, non ?
Putain, que ce troll est tenace ! Selon ses psychologues de service, M.A. Andersson, et Max auparavant, l’antidote est pourtant simple : il lui suffit de s’occuper l’esprit : décrire un objet dans le détail par exemple, ou opérer un calcul complexe, peu importe ! Le truc ne fonctionne que si elle s’en met plein la tête, qu’il n’y ait plus le moindre gramme de place dans sa cervelle… Heu… Elle ne va tout de même pas entamer la description millimètre par millimètre d’une porte récalcitrante ! Si ?
Tant qu’à faire, les mensurations de sa geôle semblent plus propices à monopoliser ses neurones, et plus utiles également.
L’auriculaire et le pouce en grand écart, c’est à l’aune de ses doigts qu’elle s’attaque aux mesures. Un… (au départ d’un coin, elle pivote ensuite le poignet autour du petit doigt)… deux… (cette fois autour du pouce)… trois… L’exorcisme est parfait, c’est le genre de formule magique qu’on s’échange à l’école et qu’on n’oublie jamais, contrairement au reste. Dix-sept centimètres précisément, du bout du pouce à celui de l’auriculaire.
« L’em-pan, UN EM-PAN !... », grincerait Cindy-la-blondasse si elle avait encore été là pour la reprendre, « Utilise les termes exacts, mon chou ! ». C’est dingue comme cette pétasse, elle aussi, a toujours l’art d’envahir son esprit, après tant d’années ! Franchement, si, pour se protéger d’une voix parasite, on doit s’en taper une autre !
Comme si Charlotte n’avait rien vécu durant ce laps de temps, et, somme toute, c’est peut-être le cas. On ne sort pas indemne de plusieurs centaines de consultations psychologiques, c’est sûr.
On ne la lâche décidément plus, ni fantômes ni psy’s. Les voilà toutes et tous amassés autour de sa petite personne. En effet, comme on le sait ou pas encore, après que le père de Cindy se soit cassé la pipe, Max avait pris la relève avec bienveillance et mansuétude (forcément, tous deux venaient de vivre de très près le carnage de la villa Maréchal). Finalement, l’an dernier, alors que ce Max se retrouvait pendu - bizarrement le lendemain de la chute mortelle de sa sœur Justine - on lui en avait commis « un autre » d’office, « une » pour être précis, Marie Anne Andersson qui, malgré sa féminitude, ne la comprend pourtant pas davantage. En définitive, comprendre ne doit pas être l’objectif de ces gens-là !
Problème résolu, tout au moins celui de son calcul. Le réduit mesure au sol quelque chose comme sept sur neuf, sur, à vue d’œil, douze ou treize de haut environ. A raison de dix-sept centimètres l’empan, fais le compte. Et encore s’agit-il de soustraire le volume d’une fameuse colonne rectangulaire en coin pour la cheminée d’aération et autres conduites.
A la louche, plus ou moins trois mètres cubes d’air pour elle survivre, putain ! … combien de temps encore ? Le compte est fait mais le conte, lui, semble loin d’être achevé. C’est du genre qui démarre en canicule et finit en frissons. Toujours est-il qu’elle espère être quitte d’Olivia pour un moment !
Entretemps, le décor autour d’elle n’est pas moins angoissant que celui de son grenier pourri d’antan. De fait, ici, ni lit, ni table ni chaise ni armoire à recenser, moins encore de lucarne ou de porte donnant sur deux étages surplombant le vide. D’escalier, n’en parlons pas. A croire que ce que Charlotte subit à présent n’est qu’un succédané de l’antépénultième épisode. « Lolotte, cesse d’employer des termes dont tu ne connais pas la signification ! », la rabaisserait Justine en l’écoutant réfléchir. Merde ! Qu’elle aille en enfer, si elle n’y est déjà !
Pas encore. Pour elle, le voyage ne s’achèvera qu’un samedi, trois années au moins plus tard. C’est un après-midi pluvieux.
De la terrasse arrière, sa sœur lui avait crié qu’elles « allaient profiter de disposer encore de l’échelle du voisin pour laver les vitres ! ». Explication fallacieuse, bien vu, bien entendu… et puis, quelle idée de nettoyer des carreaux sous la pluie ! « Tu m’aides, Lolotte ? », avait-elle rajouté sans conviction. Charlotte a bien sûr rechigné pour la forme, mais, plus tard, elle évoquera un vague pressentiment. Comment imaginer en effet qu’on puisse basculer de trois marches d’une échelle pour se rompre bêtement le cou sur une balustrade ?
« Moi je sais, j’y étais ! » lui susurre dans la nuque une petite voix assassine. La retraite d’Olivia n’a pas duré bien longtemps. Prise au dépourvu, Charlotte se retourne d’un bloc. Mais il n’y a personne, évidemment, et pourquoi devrait-on du reste se justifier auprès d’un fantôme ?
« … Une mort stupide, injuste il est vrai, pour une jeune orpheline qui avait tant fait pour éduquer sa cadette… », psalmodie néanmoins ce dernier, évanescent de chez évanescent, mais si présent de chez présent.
Charlotte se force à répéter les mots du lémure, et ce n’est pas tant le fond que la forme qui la préoccupe. Ces phrases alexandrines l’agacent comme un refrain boiteux ; il leur manque quelques pieds, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que cette garce veut encore lui seriner ? Putain ! Pourquoi Olivia revient-elle encore et encore la hanter ?
L’horloge au-dessus de la porte est là pour les rappeler à l’ordre. C’est par ailleurs l’heure d’Emma la voisine, qui vient de se lever comme à son ordinaire. Charlotte l’entend tousser, jurer et même soliloquer, juste au-dessus d’elle. Seul un plafond les sépare. Elle distingue l’urine qui chuinte dans la cuvette, ainsi que les petits pets qui l’accompagnent.
« Emma ! », crie-t-elle d’une voix franche mais toutefois peu convaincue, « EMMA ! ». Non, elle ne va tout de même pas passer la matinée dans ce réduit !
La chasse du dessus explose dans la colonne murale et couvre son hurlement. Charlotte se doute bien qu’Emma, par défaut de ne rien vouloir entendre, ignore totalement le souci de sa jeune voisine du-dessous.
« Eèè-mmA ! », chevrote-t-elle encore de dépit. Rien n’y fait, rien n’y fera, c’est sûr, et, en effet, la porte des toilettes du dessus se referme en couinant.
Le nez en l’air, Charlotte perçoit parfaitement les pas trainants de la vieille dame qui se frottent l’un contre l’autre en direction de la cuisine.
Le rite est immuable. Emma se prépare une cruche de café et va se tartiner deux tranches de pain. « Le miel, c’est le secret de ma peau de pèche, Charlotrinette ! ». lui avait-elle confié en guise de confidence plus qu’en d’astuce de grand-mère. De fait, malgré ses septante et des années, son visage conserve un joli teint de pêche et quasi aucune ride ne lui ondule la peau. « A croire que le miel lui est monté jusqu’aux oreilles, putain ! », peste rageusement Charlotte !
« Eèèè-mâââ ! », vocifère-t-elle une dernière fois, un peu dans le vide, il est vrai.
Excédée, elle actionne compulsivement la clenche de la porte, des fois que… mais, vaincue, la voilà qui s’abandonne de toute sa masse sur la planche de la cuvette, statufiée comme une motte même si, d’apparence, elle ressemble plus à présent à un bronze. La comparaison est effarante : beurre ou bronze, c’est son arrêt de mort qui s’annonce.
Des larmes de colère déferlent sur ses joues tandis qu’elle stigmatise ses lèvres à petits coups de dents. Qui sait si elle ne va pas mourir ici, inexorablement ? De soif, que non !, puisque le robinet du lave-mains lui assure l’eau en suffisance. Mais combien de jours pourra-t-elle survivre sans manger autre chose que du papier chiotte ?
Et comment va-t-elle roupiller, assise en chien de fusil, le dos rond, les coudes sur les genoux et les jambes ballantes, sans tomber exténuée sur un carrelage glacé ?
Déjà, Charlotte imagine le pire. Les plombs électriques qui sautent et se retrouver dans l’obscurité la plus totale. La pile de l’horloge qui se vide et demeurer hors du temps pendant toute une éternité. La tuyauterie d’eau qui lâche et voir l’eau monter inexorablement vers le plafond.
Heureusement, les pires scénarios sont peu envisageables. Mais il y a tout aussi grave : l’attente d’une solution extérieure qui ne compte à priori pas arriver.
A moins que…
« Il faudrait que tu cesses de te faire des idées ! », lui suggère la petite voix exceptionnellement complice tout à l’intérieur d’elle-même, puis, comme une énigme : « Seule la réalité te montrera la clé. ». Ce farfadet-là est un boulet, songerait n’importe qui, n’est-ce pas ?
Une main d’années plus tôt pourtant, dans le fichu grenier, Charlotte pensait bien s’en être débarrassée en la balançant de dix mètres de haut par dessus bord. Mais, « Te quitter ? Moi, jamais… », avait-elle entendu dire épisodiquement par la suite, avec ce ton aigrelet et sirupeux d’une princesse de conte.
De fait, leurs retrouvailles sont cycliques, en dépit de nombreux efforts de ses psychologues successifs ; « Psychiâââ-tres, psychiâââtres … c’est ça tout ton théâââ-tre… », chantonne Olivia en ricanant.
Ça fait quand même longtemps qu’elle n’est plus venue l’agacer comme aujourd’hui.
Quoique Olivia a peut-être raison, pour une fois : seule la réalité lui montrera la clé !
C’est clair que si Charlotte doit s’en sortir par elle-même et trouver une solution, ce sera nécessairement grâce à l’un des objets qui l’entourent !
Bien que, à vrai dire, l’inventaire semble plutôt restreint, un, deux, trois, quatre… dix choses à tout casser ? Dans son panorama restreint, le décompte est rapide. Et puis, à quoi lui servirait un exorcisme d’énumération si Olivia est finalement de bon conseil ?
… Un petit évier lave-main, une cuvette, lunette et planche de WC comprises, une chasse d’eau incorporée. Point final ! Car en quoi pourraient être utile des rouleaux de papier empilés sur une tige en plastique, un savon entamé, un essuie-main, une poubelle à volet, une brosse à cabinet, voire une minuscule horloge, une ampoule sur son soquet ou un interrupteur.
A première vue, quelque chose de massif lui permettrait éventuellement de défoncer le panneau de la porte, ou encore s’agit-il peut-être de décrocher le petit évier du mur, voire la cuvette du sol. Pas question en fait d’arracher le lave-main car péter la tuyauterie d’eau ne présente pas vraiment un avantage, n’est-ce pas ? Quant à la cuvette, fermement boulonnée sur le sol comme elle l’est, comment la dévisser sans le moindre outil et, par ailleurs, arriverait-elle seulement à la soulever ?
Donne-lui une idée, putain !
Il doit être dans les neuf heures…
Le matin de ce mardi 5 août s’est décidément mal entamé. Charlotte s’écroule à même le sol, rétamée par sa misère du jour. Son dos est bombé contre le mur, son corps replié en point d’interrogation. Sous ses fesses, le carrelage est dur, écrasant sa chair jusqu’à l’os.
Qu’il soit glacial par surcroit ne l’incommode pas vraiment. C’est encore un jour de canicule qui s’annonce.
Les bras en croix sous le museau, Charlotte considère que sa situation ne peut–être pire qu’un autre pénible moment de son existence, à la différence près qu’aujourd’hui, personne d’autre n’est de la partie. Cette fois, putain qu’elle est seule à s’être mise dans de sales draps !
De toute évidence, elle sera également seule pour s’en sortir, comme toujours. Mais la réalité est bien plus prosaïque (et en tous cas incertaine), car, dans son cabinet, ses investigations n’ont pas avancé du moindre pouce.
Ou bien disons que la solution ne lui a pas sauté aux yeux sur le champ !
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