EPIDOSE 3.12

[15:26, avant de monter]



Son humeur du jour ne la porte pas sur la couleur. Le blanc ou le noir lui semblent plus propices à son état d’esprit (quant à son état d’âme, c’est encore tout autre chose !). Elle hésite entre un pantacourt blanc et une jupette noire. En les plaçant tour à tour devant elle, Charlotte constate, et ce n’est pas nouveau, que le noir met en évidence la porcelaine de sa chair. Cet aspect vampirique n’est d’ailleurs pas pour lui déplaire.
Le blanc au contraire l’affadit et lui donne un côté poupée fragile qui l’exaspère, en dépit des fantasmes de certains.

Tout compte fait, la jupette la rend sans doute plus aérienne (elle pense « aérienne » car, sur le moment, elle a grand besoin de légèreté) et puis, en définitive, cela dépendra de ce qu’elle mettra comme dessus.

« Charlotte soliloque, elle a bien trop de loques ! ». persifle qui, à présent, tu sais. Les phrases alexandrines d’Olivia la mortifient. Charlotte tente une fois de plus de l’évacuer d’un battement de main, mais les miroirs sont tenaces.

« Pfff… aérienne, toi, mon chou ? » renchérit cette idiote de Cindy qui, assise sur une fesse de l’autre côté du lit, garde prudemment ses distances. En guise de bouclier, ou de grigri, voilà qu’elle agite un trousseau de clés, loin devant elle mais juste sous le nez de Charlotte. De rage, celle-ci lui balance une chaussure en pleine figure et attend un quelconque commentaire de sa sœur Justine. Mais cette dernière a bizarrement pris congé. Tant mieux, Charlotte a déjà bien assez à faire avec les deux autres. Entretemps, elle vient donc de retrouver ses clés. Où Cindy les a-t-elle dénichées ? Peu importe, un lémure ne serait pas capable de faire ça, n’est-ce pas ?

La voilà prête (enfin !), après avoir enfilé une blouse qui a exigé une seconde négociation avec elle-même. Heureusement qu’il fait chaud, moralise-t-elle hors de propos, belle économie de choix… et de lessive !

Putain, où sont ses fichues chaussures plates ? Elle a dû les laisser trainer une fois de plus sous la petite table de salon. De fait, elles y sont. La galère, n’empêche, pour les enfiler sans défaire les lacets !

Côté cuisine, ce n’est guère mieux. Son whisky est aux trois quarts vide et elle ne peut en accuser sa visiteuse. C’est vrai qu’hier soir, elle en avait un peu forcé la dose ! Rien de tel que de conjurer la veille par quelques lampées à même le goulot. L’alcool lui sarcle l’œsophage et se rue d’un coup dans un estomac plus vide que la bouteille d’où il provient. Rien d’autre ne la tente, Charlotte n’a plus ni faim ni soif. Bah ! Et si ce n’est pas vrai, Emma lui offrira bien quelque chose à grignoter !

Doucement requinquée, Charlotte attaque le couloir commun comme un matamore. Quatre à quatre, elle entame les marches de la première volée.

Quoi ? Qui a dit qu’elle était inconsciente ? Et si son inconnue de tout à l’heure traînait encore dans l’escalier ? Et si les cambrioleurs du rez-de-chaussée s’étaient planqués aux étages ? Et si… ?

Ses doigts lâchent la rampe. Elle ne fait plus qu’un avec le mur. On ne peut la surprendre, ni d’en haut, ni d’en bas. Un coup d’œil prudent vers le palier supérieur la rassérène. Elle se convainc peu à peu que sa peur est irraisonnée. Qui irait se tapir dans un escalier pour l’attendre ? Sait-on seulement qu’elle va monter au second étage ? Ou même qu’elle et Emma Louis sont amies ?

Charlotte se sent ridicule, mais il n’y a heureusement personne pour s’en apercevoir. C’est déjà ça ! Allons… elle gravit néanmoins la seconde volée à petits pas mesurés.

D’ordinaire, la vieille dame ne ferme jamais sa porte à clé, sauf quand elle est de sortie. « Vous devriez d’ailleurs vous méfier, Emma ! », lui avait-elle conseillé à plusieurs reprises. Mais la vieille avait rétorqué avec un large sourire : « Qu’est-ce que tu crois… qu’on va violer une vieille dame comme moi ? ».

De fait, Charlotte entre chez la vieille dame comme dans une église et sans autre forme d’intention (Emma devrait y prendre garde, mais bon !). L’appartement a la même disposition que le sien, aussi le parcourt-elle d’un regard circulaire. Pas d’Emma dans la cuisine, ni dans le salon. La salle-de-bains, sans fenêtre comme chez elle, est béante, lumière éteinte, vide. Le silence est pesant. La porte de la chambre est entrebâillée mais, à l’intérieur, les rideaux sont fermés, signe que la vieille Emma fait sa sieste comme à son habitude.

Charlotte passe discrètement la tête par l’embrasure. En effet, la vieille Emma Louis est sur le lit, toute vêtue, le téléphone abandonné près de sa main. Elle a dû s’assoupir tout à l’heure après lui avoir passé son coup de fil. Maintenant, elle roupille. Forcément, elle ne bouge pas d’un poil.

Charlotte s’inquiète toutefois de ne pas voir son torse se soulever au rythme de son souffle.

« Emma ? », fait-elle à mi-voix en avançant d’un pas dans la chambre. C’est bientôt l’heure du goûter. Elles prendront ensemble le thé et une de ces délicieuses petites collations dont Emma a le secret.

« Emma ! » crie-t-elle une seconde fois sur un ton plus aigu. Emma n’a pas le sommeil léger, Charlotte le sait par expérience, mais c’est en vain qu’elle secouera l’épaule de ce corps alité, sans couverture et sans… Putain, merde !

« Emma ! », crie-t-elle, convaincue du pire. Mais non ! Elle se raconte des histoires, certainement, qu’est-ce que c’est que cette nouvelle ? Emma va bientôt sursauter et ouvrir de grands yeux en marmonnant « C’est toi, Charlotrinette ? ». Il ne peut pas en être autrement.

Ce n’est pas le cas. Un malheur ne vient jamais seul, dit-on. Charlotrinette se laisse tomber à genoux au chevet de la vieille. Ses yeux sont secs mais sa gorge se révulse en hoquets nerveux. Pour peu, elle se mettrait bien à prier.

On dit aussi que, le temps d’un dernier souffle, défile le film de toute une vie. Par procuration, la jeune fille égrène sa propre existence comme un chapelet. Et, de fait, la mort, elle l’a croisée à maintes reprises, n’est-ce pas ?

Du fatal accident de ses parents au carnage de la villa Maréchal, combien de cadavres n’a-t-elle pas côtoyés, déjà ? La chute stupide de sa sœur un samedi de l’an dernier, ainsi que la corde fatidique de son ancien psy’ le lendemain ne font que poursuivre la partition funèbre, dont Emma n’est sans doute aujourd’hui qu’un point d’orgue ! Putain, c’est trop facile de mourir de vieillesse ! Emma n’a pas le droit d’en finir ainsi. Que non, l’épilogue ne peut achever le roman de cette manière !

Assurément doit-il s’achever sur une expertise, une enquête, une intrigue, car, si roman il y a, il s’agit d’un roman criminel, à coup sûr. La version d’une mort naturelle lui semble peu probable, si bien (ou si mal) que la voilà envahie de questions. Qui a intérêt à faire disparaître Emma Louis ? Comment et pour quelle raison ? Pourquoi, pour quoi ? Par qui ? Et, sans attendre, Charlotte a sa petite version en tête.

Après un temps d’atermoiement et de réflexion existentielle, la jeune femme tente de se reprendre. Que doit-elle faire à présent ? Appeler des secours, c’est inutile ! On ne porte pas assistance à une personne décédée, n’est-ce pas ? … Si ?

Appeler la police ? On la suspecterait du pire, c’est sûr. Car, même si de réels soupçons ne se sont jamais portés sur sa petite personne, son passé parle en suffisance pour qu’un jour la chaîne de dominos tombent les uns dessus les autres, c’est certain. Qu’en peut-elle si elle a l’art de se trouver en permanence au mauvais moment et au mauvais endroit ?

Derrière son dos, Olivia ricane, sans mot dire. Quand Charlotte se retourne, ce ne sont plus que des vêtements sur le dossier d’une chaise.

Putain, à celle-là, un de ces jours, elle lui fera définitivement son affaire. « Si ce n’est pas l’inverse… », lui répond-t-on en six tours de crécelle.

Plutôt que polémiquer dans le vide, Charlotte préfère se demander « que faire à présent ? ». D’un côté, elle est persuadée que sa sœur lui aurait ordonné de se tirer de là au plus vite ; d’un autre, elle sait que Cindy se serait contentée de regarder comment tout ce beau monde allait sortir de ce mauvais pas. En somme, aucune aide n’est à espérer du côté de ces deux-là sinon que toutes deux sont bien sûr au courant des aléas de la situation.

C’est évident, un juste retour de choses. L’une comme l’autre seraient bien en mal de venir à la rescousse, la première pourrit sur une terrasse, sans espoir de revisser sa nuque, et la seconde croupit au fond d’une piscine, les poumons gonflés d’eau.

Les fantômes sont coriaces quand ils ne supportent pas leur sort mais leur emprise sur la réalité est en définitive assez faible, se rappelle-t-elle d’une conversation avec Emma. Olivia a bien essayé de la démentir en apparaissant sous les traits de son visage mais Charlotte est à présent rodée pour ne plus s’en laisser conter.

Charlotte n’a pas vraiment le temps de reprendre ses esprits (c’est le cas de le dire !) que le grésillement de la sonnette d’entrée vient déjà la sortir de sa torpeur. Putain ! Et si l’assassin revenait sur les lieux de son crime (comme on dit) ? Non, serait-il stupide au point de s’annoncer ?, se dit-elle, l’œil vissé sur le judas de la porte d’entrée.

Ce qu’elle y aperçoit a tout pour l’inquiéter. La fille est jeune et prend peu de place dans l’image à 180 degrés du palier. Elle apparait comme une naine, assez rondelette comme il se doit, montée sur deux fuseaux en pointe et dont les bras, courts et épais, se rejoignent en prière devant une poitrine astronomique. Pourquoi cela fait-il toujours un peu peur, les nains ? « Madame Louis ? Madame Louis, c’est moi, Lucie ! », chantonne le gnome qui a sans doute repéré une ombre à travers le verre déformant de l’œilleton. Voilà Charlotte tombée dans un conte de farfadets, ou quoi ? Inutile de faire la morte et, de prime abord, cette boule de graisse ne représente aucun danger. Il suffira de tenir son rôle à la perfection (ce ne serait pas difficile, elle jouerait son propre personnage !) et que, bien évidemment, la chambre d’Emma soit fermée, et bien close.

Putain, que cet œilleton est déformant ! En réalité, dans l’entrebâillement que Charlotte lui concède, la chose qui se tient devant elle se révèle physiquement bien différente du vilain gnome envisagé. Jolie personne, certes, mais pourquoi fallait-il qu’elle ressemble obligatoirement à Cindy ?

  • … Excusez-moi, je m’appelle Lucy. Madame Louis n’est plus là ?

« N’est PLUS là », c’est donc qu’elle est déjà venue très récemment ! Etaient-ce ce regard candide et cette bouche en cœur que Charlotte avait entendus descendre tout à l’heure ?

  • Heu… Je vous dérange, sans doute…


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