EPIDOSE 3.9

[15 :00]



Et dire que son visiteur était peut-être sa seule planche de salut. A présent qu’il l’a lâchée, abandonnée à son sort, jamais solitude n’a été aussi caniculaire, mortifère, horrifiante. Son suaire en porte d’ailleurs les stigmates de sueur et d’urine.



Dégoutée par le départ de celui qui n’était en définitive qu’un complice, écoeurée d’elle-même, Charlotte part en vrille et s’arrache de sa nuisette comme d’une vieille peau. Non ! Elle n’est pas nue, Monsieur, elle mue, Madame…, délire-t-elle en aparté.
Qui aura la malchance de couvrir son intimité d’un drap blanc sera celle ou celui qui défoncera la porte. Joli spectacle en vérité que le cadavre d’une jeune fille, suffisamment pourri pour ne pas être tenté ! Il ne lui reste d’ailleurs plus que quelques lambeaux de chair sur la peau.

Putain ! Elle ne va tout de même pas crever !

La boiserie de la porte accueille ses seins et son ventre nus avec froideur. Sûr qu’on ne peut rien entendre de ses invocations ! Bon dieu ! Qui lui ouvrira l’issue de cet enfer sera son maître, elle le jure. Personne n’a donc besoin d’une esclave ?
Stop, finalement ! Il faut qu’elle se raisonne, qu’elle tiédisse la donne.

« Tu délires, ça va pas ? », s’inquiète subitement Olivia en se lovant contre elle. « Je peux t’aider, tu sais ? », insiste la garce qui lui colle les babines sur sa nuque. Les lèvres sont de glace mais son corps est tiède et sec, moulant comme un peignoir de bain. Charlotte n’a plus qu’une seule envie, celle de s’abandonner toute entière à une telle douceur, une telle caresse, …

La jeune fille est bien proche de l’envelopper toute entière lorsque Charlotte la repousse brutalement en arrière, direction la cuvette où le fantôme fuse et disparait sans mot dire via l’eau d’évacuation. Ouf ! Charlotte a le souffle court, montre les dents. Elle ne délire pas, peut-être juste un peu de fièvre, et, quoiqu’il en soit, jamais Olivia ne pourra l’aider. Max l’en avait prévenue : des trois, cette petite voix est la plus présente et la plus difficile à éliminer.

Sans doute que le psychiatre en parlait en connaissance de cause, d’autant plus que Charlotte est toujours persuadée que c’est Olivia qui a poussé ce dernier au suicide (Comment ? Va donc savoir, avec une sorcière du genre !). Déjà que, juste le jour précédent, sans que cela fût d’effet à cause, Justine se brisait la nuque sur la rambarde du balcon en dérapant de son échelle.

Putain, un week-end d’août parmi les plus chauds de l’été dernier !

Dès le lendemain des drames conjugués, ce fut la première rencontre avec M. A. Andersson, LA psy commise d’office, alors que Max lui avait finalement lâché la grappe depuis un certain temps (de fait, ils ne se voyaient plus que deux petites fois par mois… tout au moins pour les séances).

Les services sociaux sont parfois efficaces, trop efficaces pour être honnêtes, conclut Charlotte, effondrée, à bout d’elle-même.
Bref, M. A. Andersson avait secoué ses boucles rousses en contemplant longuement son dossier avant de lui dire de s’asseoir. « La mort vous suit décidément de très près… », avait-elle (p)résumé dès ses premiers mots.

C’était certes moins maladroit que de la qualifier de « cancer de l’entourage », (comme l’autre bégueule-là !), mais Charlotte n’avait aucune réponse à fournir pour cette question (qui n’en était d’ailleurs pas une !).

Soit. Charlotte se reprend, ravale ses pleurs. De telles évocations ne la font pas avancer d’un pouce, c’est clair. La voilà toujours claquemurée dans son réduit et, de digression en digression, elle a perdu le fil des solutions pour s’en sortir.



Attends ! Il y avait l’idée de dévisser la planche de la cuvette pour s’en servir comme d’une masse sur le panneau de la porte… (pour peu évidemment qu’elle ait assez de force pour asséner ses coups !)

Se pencher ne suffit pas pour apercevoir les attaches qui se terrent sous le rebord de la cuvette. A l’aveuglette, elle tente de desserrer les écrous à ailettes mais bien évidemment ils résistent. Il lui faudrait s’accroupir davantage, voire s’allonger sur le carrelage mais hors de question pour elle de s’étaler dans sa flaque d’urine !

Procédons par ordre !

Un rouleau entier de papier lui sera nécessaire pour éponger le sol. Par chance (ou heureux hasard), il en reste un en réserve au-dessus de la chasse d’eau !

Deuzio, sa nuisette détrempée est juste bonne à tordre dans la cuvette. C’est avec le plus grand soin qu’elle la fait pendre ensuite de part et d’autre du couvercle de la chasse.

Sa nudité lui a rafraichi les idées. Charlotte le sait pertinemment, qu’elle n’est pas jolie-jolie. De toute façon, dans son cachot du moment, ses seins d’adolescente attardée, tout comme ses jambes frêles et grenues ne risquent pas d’inspirer un quelconque sentiment. D’autant plus qu’un photographe un brin pervers aurait sans doute beau jeu de souligner son sexe glabre (« … ça évite les microbes ! » certifiait sa sœur) mais, ici, point de caméra de surveillance à l’horizon !

Comme elle s’y attendait, il lui a fallu trouver la position adéquate pour atteindre confortablement les papillons vissés sur leur tige filetée. Le plastique a jauni, sans doute a-t-il gonflé avec le temps. Carrément couchée en chien de fusil. Charlotte tente de faire pivoter l’un des deux écrous de ses deux pouces. Celui-ci cède plus vite qu’elle ne le pensait.

A l’autre maintenant…

Ce salopard est moins complice, décidément. Putain, elle n’a pas la force d’Olivia, elle !

Grosse erreur ! Prononcer son nom, c’est la faire rappliquer en moins de deux. 0r, à franchement parler, cet espace est un peu trop réduit pour deux. « Tu n’y arriv’ras pas… », semble ricaner Olivia.

Charlotte se rend compte qu’elle vient d’entendre sa propre voix. De rage d’être bernée une fois de plus, elle lâche un cri. L’écrou cède, il a cédé. Charlotte le dévisse, l’air victorieux, le souffle court.

La double planche se détache enfin de la cuvette. Un long moment durant, Charlotte régule sa respiration. Elle halète comme une femme qui accouche (elle a vu ça dans une émission télé).

Elle a gagné, elle a gagné, c’est vrai. Son rire est hystérique, elle a gagné contre ces planches ridicules, contre Olivia, contre le monde entier. Et personne, personne pour admirer l’ampleur son exploit.

Ce n’est pas dans ses habitudes, mais cette fois Charlotte aura hâte de raconter ça à M. A. Andersson, qu’elle lui dise (ou lui fasse dire) à quoi correspond tout ça, là. Malgré leurs premiers entretiens un peu foireux, chacune s’était peu à peu faite l’une à l’autre. Finalement, la jeune fille s’est attachée à cette jolie (trop) rousse qui avait l’âge d’être sa mère.

Justement, comme le disait Emma l’autre jour, si Frédéric avait représenté l’amant par procuration (avec sa satanée pipe) et Max, plutôt le père, Marie Anne à coup sûr figurait la mère, ou la sœur aînée à la rigueur. Question de transferts, résumait-elle en rassemblant d’une seule main ses cartes ésotériques.



Charlotte quant à elle ramasse plutôt ses muscles, cesse un moment de respirer, de penser, de spéculer. Han ! La planche et la lunette du WC ont failli se déglinguer sous le choc, mais le panneau de bois a tremblé comme une plaque de tôle. Les murs de l’immeuble doivent encore se souvenir de la vibration qui a suivi. Si Olivia s’était trouvée devant elle, debout devant cette fichue porte, sûr qu’elle aurait ramassé le coup en pleine face.

Le fracas est épouvantable, mais il n‘y a pour résultat final qu’une maigre fissure dans le bois.

Ni la porte ni Olivia n’évitent le second coup. La blessure s’est timidement ouverte, de quelques millimètres.
Charlotte a vacillé en arrière et s’est rattrapée de justesse avant de choir, cul nu sur la cuvette. Elle a les bras en compote, les yeux hors des orbites. A cette allure-là, se résigne-t-elle, il lui faudra se battre jusqu’à la nuit pour s’en sortir.

Au troisième coup, Charlotte est exténuée. Ses muscles fourmillent sous l’effort et elle a juste réussi à se dégauchir une épaule alors que le résultat est piteux. La peinture est sérieusement écaillée et la cassure s’est élargie, certes, mais pas encore pour y passer les doigts. Elle vendrait volontiers son âme contre un pied de biche mais quelle succube, à l’exception d’Olivia, lui proposerait un tel marché ?

De fil en aiguille, ça lui rappelle l’histoire de ces trois moinillons exposés au défi de la porte close. Emma adorait raconter, tasse de thé et biscuits en prime. « Il était une fois un Empereur, qui voulait choisir en qualité de Premier ministre le plus sage, le plus avisé de ses sujets… (Charlotte entend encore sa voix, basse et voilée).



Après une série d'épreuves difficiles, il ne reste en lice que trois concurrents… « Voici le dernier obstacle, l'ultime défi ! », leur dit l’Empereur. « Vous serez enfermés dans une pièce. La porte sera munie d'une serrure compliquée et solide.

Le premier qui réussira à sortir sera l'élu. » (Charlotte entamait les biscuits sablés, le thé fumait).

L’un des postulants, qui était fort savant, se plonge aussitôt dans des calculs ardus et complexes. Il aligne des colonnes de chiffres, trace des schémas embrouillés, des diagrammes hermétiques. De temps en temps, il se lève, examine la serrure d'un air pensif, et retourne à son travail en soupirant. 
Le second, plus philosophe, part à la recherche des tenants et aboutissants, argumente sur les motivations de l’Empereur comparées aux siennes, digresse en spéculant mais en oublie aussitôt la porte.

Le troisième, assis sur une chaise, ne fait rien. Il médite. Tout à coup, il se lève, va à la porte, tourne la poignée. La porte s'ouvre, et il s'en va, tout simplement. ». La porte s’est ouverte et il s’en est allé, tout simplement, putain !…

Le temps d’évoquer cette courte histoire, Charlotte a repris son souffle. Il lui faudrait à présent concentrer le choc à hauteur même de la serrure, songe-t-elle en joignant le geste à la parole. A nouveau, la porte vibre et un léger craquement dans le couloir lui fait espérer que le bord du linteau est en train de céder sous la pression du pêne.

« Et vous, qu’est-ce que cette histoire vous inspire ? », demanderait-elle à M. A. Andersson dès qu’elles se reverraient. Charlotte s’évade mentalement dans son gigantesque cabinet de consultation, un peu comme celui de Frédéric Maréchal du reste, tout en scrutant le réduit modeste auquel elle est péniblement assignée depuis le matin.

Sans doute que M. A. Andersson esquisserait le plus beau sourire du monde, mais ne répondrait bien sûr pas à sa question. Par ailleurs, Olivia risque de ne pas aimer ça, d’autant plus qu’elle trouve déjà que Marie Anne est une garce, une vicieuse qui manipule Charlotte à son insu.


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