EPIDOSE 3.14

(16 heures 30’)



Bref. Statufiée devant ce qui n’est déjà plus chez elle, Charlotte se retrouve dans l’impossibilité de poser la main sur la clenche, moins encore de la pousser pour ouvrir cette putain de porte.

« Arrête de geindre… », lui rétorque-t-on dans l’oreille, la gauche si elle a bonne mémoire. « Tais-toi, cesse de penser ! ».

Celle qui se prend pour son ange gardien lui retourne les tripes. Qu’Olivia cesse donc de la torturer, putain de merde ! Pas question d’entendre des âneries alors qu’il lui faut encore franchir le rez-de-chaussée pour atteindre la sortie.

Aussi est-ce sans conviction qu’elle entame les deux volées d’escalier avant d’aboutir enfin dans le grand vestibule d’entrée (ou présentement de sortie) de l’immeuble.

Putain, le coeur ! L’homme a surgi de l’ombre comme s’allume une ampoule électrique. Paume racrapotée entre les seins, Charlotte n’ose lever les yeux vers cette engeance venue de nulle part. Croiser son regard la ferait mourir, assurément. Un pas de plus et la voilà coincée entre le bonhomme et le couloir qui mène aux caves.

Le type est baraqué, tatouages sur les bras et le bas du visage. A un mètre déjà, l’homme pue la sueur, la frite et la petite bière. L’énergumène a les traits jeunes, ses cheveux sont piquetés de gouttes de peinture. Il arbore un large sourire édenté et la scrute comme s’il voulait d’un coup d’œil la mémoriser dans les moindres détails. Charlotte imagine l’animal sous sa salopette de peintre. A vrai dire, elle ne sait toujours pas si elle est portée ou non pour les hommes, mais un gars de cet acabit n’est incidemment pas pour lui plaire. Jamais au grand jamais elle ne l’a croisé derrière le comptoir, ni même dans la salle du bistrot. Elle s’en souviendrait, de ce crétin au visage de démon, elle en est certaine.

Pourtant, les hommes dominants t’attirent ! concluait l’autre jour M.A. Andersson. Ce n’est pas vrai, c’est faux, même si Max soutenait autrefois la même théorie. Le complot, putain ! C’est un complot, assurément !

Le « Bonjour, Ma’moiselle ! » n’attire pas davantage la sympathie de notre héroïne. De fait, l’accent horriblement grossier associé à un clin d’œil de même facture n’a jamais rassuré personne.

A vrai dire, il ne lui inspire pas grand-chose. D’ailleurs, Charlotte s’est ragaillardie, le temps qu’il pose son seau de couleur jaunasse sur le sol protégé par une bâche. « Que faites-vous ici ? », questionne-t-elle sur un ton inquisiteur par esprit de bravade, puis en apportant d’elle-même la réponse : « Vous travaillez pour le bistrot ? ». Se dresser sur ses ergots ne la mène pas plus haut que le poitrail du colosse.

Il hésite, malgré qu’une seule de ses paluches moucherait l’arrogance de Charlotte. Selon elle, c’est preuve qu’il y a doute. Secouer la tête dans un sens ou dans un autre n’est pas édifiant, n’est-ce pas ? En fait, il « n’est que » le nouveau patron, assure-t-il avec suffisance, enfin, c’est ce qu’il prétend.

S’il y avait eu remise de commerce, putain ! les anciens patrons en auraient parlé aux locataires de l’immeuble, non ? Une fouineuse comme Emma aurait été au courant, en tous les cas.

Par ailleurs, est-ce qu’on part en congé quand on ferme boutique ? Les anciens patrons n’auraient-ils pas de suite dans les idées ?

Non, décidément, ce gaillard n’a pas la tête de l’emploi, trop louche pour être honnête, trop angélique pour être tenancier, trop convaincant pour être cru. Ce bonhomme veut faire bonne figure, c’est certain, et le seau pisseux ne lui est qu’une sorte d’alibi, mais avec elle, ça ne marche pas. Cependant, Charlotte mettrait sa main à couper (quoiqu’elle n’en ait que deux) qu’elle doit faire semblant de gober son histoire, sans quoi il ne va certes pas la rater. Comment ? Va savoir ! Un coup de seau mal placé peut faire de solides dégâts, ou, tout bonnement, la taille de ses paluches suffirait à lui serrer le cou jusqu’à l’os.

Putain, cette perspective semble tenir la route, alors que se profile soudain derrière lui cette meurtrière de Lucie (ou Lucy, cela importe peu, vraiment, en pareille circonstance !).

Cette dernière des dernières l’a fusillée du premier coup d’oeil, heureusement d’un regard noir seulement. Il est grand temps pour Charlotte de prendre congé et battre retraite.

« Ah ! C’est vous ? », a grincé la donzelle, puis à son mec, d’un ton morgue : « C’est elle ! ».

De Lucie (ou Lucy, bah !), Charlotte a tout au moins appris la technique pour se glisser vers la sortie sur un petit pas de danse. Elle a ainsi réussi à passer sous le bras du colosse, comme un furet.

« Mademoiselle ? » a crié la jeune femme, tandis que Charlotte s’escrimait déjà avec la clenche de la porte d’entrée. Putain, cette porte ne va tout de même pas lui faire le coup de ce matin dans ses toilettes !

« J’ai enfin retrouvé mon portefeuille, Madame ! », ajoute la gourgandine de loin, comme si sa voix devait rattraper la fugueuse. Charlotte, dans un ultime volte-face, croit lui voir esquisser un sourire assassin. La voilà enfin dehors, c’est d’un fil qu’elle s’est sortie de ce mauvais pas. Pas question de s’éterniser pour entendre où la gourgandine a retrouvé son portefouille !

Lucie et son orang-outan de petit ami ne resteront finalement que des personnages secondaires qui se sont incrustés un temps dans sa propre histoire !

Aspirer un bol d’air est sans doute le meilleur moment de cette satanée journée, putain ! Le soleil s’appuie délicatement sur ses épaules et embrase ses jambes nues. Un léger vent, rien de moins, rien de plus pour se sentir libre. Comme une fuite dans un après-midi lointain, rappelle-toi, lorsqu’elle est sortie de chez sa soeur, désœuvrée et dans un fichu état éthylique, pour se retrouver quelques heures plus tard dans un grenier de misère. Cette sacrée expérience qui avait failli la rendre dingue, putain ! Disons qu’elle l’était devenue, tout simplement. Tout cela n’allait tout de même pas recommencer, merde !

« Pas tout de suite, attends ! L’heure n’est pas encore là ! » semble lui signifier une passante, une jeune fille à la voix désagréable. Charlotte tente de l’interpeller, de quoi se mêle-t-elle, en somme ? Mais les jambes en ciseaux de la salope ont déjà sautillé plusieurs mètres.

Cela ne peut-être qu’Olivia, son alexandrin en témoigne ! Aurait-elle pris chair, à présent ? Comme l’an dernier, lorsque, du haut de son escabeau, elle s’était affublée du visage de Justine en imitant ses gestes et sa voix : « Donne-moi la lingette, s’il te plaît ma… Lolotte ! » ? Olivia s’était penchée, avait lâché un bref instant la barre de sécurité de l’échelle pour tendre la main vers Charlotte. Pour cette dernière, la tentation était trop belle de se débarrasser une fois pour toutes de ses fantômes. Justine n’avait pas réchappé à sa chute. Olivia, si !

Charlotte s’ébroue sur le trottoir, tente en vain de repousser la chaleur qui l’asphyxie. Un banc l’attend quelques mètres plus loin, ou plutôt l’inverse car ça tombe bien. Elle veut juste s’asseoir pour maudire son sort. Voilà son destin qui s’effondre et personne, personne pour s’en soucier. D’ailleurs, les badauds d’un mardi de chalande passent sans lui faire l’honneur d’un regard. Qu’auraient-ils pu faire d’autre que déambuler sans la voir ? Son épisode du jour s’achève sur un point d’orgue, moment crucial pour les artistes médiocres, moment fatidique pour un public exigeant.

Tant qu’on y est dans le mélodrame, renfrognée comme elle est sur ses genoux relevés et les cheveux ébouriffés d’où émergent cent mille larmes, Charlotte se sent une petite fille insignifiante.

Et, dans la position fœtale où elle se retrouve, elle est bien consciente que sa jupette n’offre plus que la corolle d’une fleur immaculée dont se nectariserait seulement quelque adolescent boutonneux et bégueule. Il ne lui manquerait décidément plus que d’avoir ses règles, putain ! Mais ça, ça la vieillirait d’autant !

Ne la louperait guère davantage la perspicacité d’un jeune et beau policier, pour une finale en beauté de « l’hallucinante tuerie de la Villa Maréchal ». De fait, à l’époque, presse et police avaient eu beau s’acharner contre elle, (pense donc ! une toute jeune fille transformée en tueuse en série, cela sortait de l’ordinaire !), si n’avait été le soutien inconditionnel du seul et unique témoin survivant, sa geôle eut été autrement moins drôle que des toilettes dont la serrure divague.

Mais, dans cet espace clos et réduit, au moins aurait-elle eu un lit pour dormir, un bol de riz minimum et une cruche d’eau ! Sans compter la fenêtre grillagée et le seau de toilettes. Bref, comme un retour à la case départ, avec le confort en plus.

Car le constat du moment est rapide : pas question de rentrer chez elle mais pas d’argent, pas de téléphone portable, pas de papiers et personne chez qui aller sonner à l’improviste !

Tomber sous la tutelle d’une sœur ainée et sous la coupe d’une amie perverse comme Cindy n’était pas le meilleur qui lui soit arrivé, c’est évident. La première, protectrice à l’excès comme peut l’être une grande sœur qui tente de remplacer mère et père, et la seconde, en quête d’un repoussoir pour mieux se faire valoir. Rétrospectivement, Charlotte se demandera toujours, d’une part, si elle n’était pas claustrée davantage chez sa sœur que dans le pensionnat de son enfance et, d’autre part, s’il n’y avait pas eu complot de la part de la famille Maréchal pour profiter de sa candeur !

Soit. L’heure n’est pas à l’auto-thérapie sauvage et ce ne sera certes pas M.A. Andersson qui lui apportera aujourd’hui protection, Cindy et sa tribu non plus, et pour cause. D’autres anciennes copines de classe, elle n’y songe même pas. Quand aux rares amis de Justine, comme dit tout à l’heure, ils avaient disparus au lendemain de son enterrement. Que lui reste-t-il à part une vieille voisine décédée et un vague écrivain qui se prenait pour son mentor – rappelle-toi, celui qui la coachait dans la rédaction de ses premières canicules -, comment s’appelait-il déjà ?


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