EPIDOSE 3.11

[14 :52]



Une fois de plus, Charlotte se retrouve à lister ses connaissances, féminines cette fois. Putain ! Le tour est vite fait et aucune ne semble correspondre au profil de sa visiteuse.

Surtout pas Emma. Charlotte aurait reconnu son pas (et son émanation de thé à la cannelle) entre mille. De plus, la vieille dame, en dépit de faire la sourde, est accoutumée au soliloque, soit qu’elle ne serait pas restée muette bien longtemps.

M.A. Andersson ? Non, ce n’est pas vraisemblable ! Une psy’ n’est pas du genre à entrer chez ses patients sans y être invitée, pour peu toutefois qu’elle s’y rende, et d’ailleurs pour quelle raison ? Ensuite, des effluves de chocolat ne correspondent en rien à son personnage.

Disons plutôt que cette senteur particulière lui rappelle davantage sa sœur, mais, avec le temps, Charlotte ne s’en souvient plus guère, d’autant moins que ses narines trompeuses avaient autrefois tendance à confondre les bouffées sucrées de Cindy et de Justine.

« Laisse les garces où elles sont ! », lui glisse-t-on dans l’oreille (Olivia, évidemment !). En définitive, cette dernière a sans doute raison. Charlotte se sent débile d’évoquer des fantômes pour expliquer l’inexplicable. « Débile, voilà le terme exact qui te va à ravir, mon chou ! »!, aurait renchéri Cindy, en agitant ses longues mèches blondes pour mettre en valeur son visage poupin.

« C’est Claudia, l’importune ! », surenchérit la troll de service. Charlotte sourit à l’évocation du squelette en plastique qui servait de poupée à l’ingénue. Olivia est dingue, ne l’écoute pas !

Par contre, le lien entre Claudia à Claude semble plausible, comme Charlotte l’avait déjà imaginé dans son premier tapuscrit (elle ne sait plus à quelle page précisément).

Mais est-ce du style de Claude (ou « Cloud », comme elle voudra) de parcourir les nonante mètres carrés de l’appartement en tous sens, sans proférer un seul mot ? Est-elle du genre à s’installer confortablement dans un fauteuil sous prétexte de l’attendre ?

Bref. L’important du moment est de reprendre contact avec une réalité, quelle qu’elle soit, par exemple son téléphone portable qui indique 14 heures 52 précisément. A une petite heure près, son estimation du temps passé dans les toilettes est correcte, en dépit de l’horloge qui y marquait obstinément 10 heures, comme si ce matin-là allait s’éterniser. Elle est donc restée réduite à ses quatre murs près de 7 heures durant, putain !

L’appel en absence de tout à l’heure provient effectivement d’Emma. Sans doute la vieille voisine lui proposait-elle de goûter ensemble, ou autre chose du genre, mais elle n’a laissé aucun message comme à son habitude. Charlotte est indécise. Si elle la rappelle maintenant, elle ne pourra s’empêcher de débobiner tout de go sa mésaventure matinale et, c’est couru d’avance, la pseudo surdité d’Emma fera le reste au bout du fil. La vielle ne comprendra qu’à moitié ou, pis, en rira comme d’un fait divers insignifiant. Putain, une inconnue qui vient squatter ton domicile sans scrupule, ce n’est assurément pas une affaire banale !

Non. Le mieux à présent est de mettre d’abord ses idées en place sous une douche, aussi froide qu’elle le pourra. Charlotte reluque l’évier d’un air de dégoût. Elle-même n’aurait jamais pensé uriner là-dedans, alors que sa visiteuse semble l’avoir fait sans hésitation, sans gêne et sans tabou. Ce n’est pourtant pas faute pour Charlotte d’avoir subi davantage d’incommodité lors de l’épisode de son grenier !

L’eau fraiche qui déferle sur ses épaules la requinque. Ses mains patinent sur son corps avec délice, le gel douche a une belle odeur de citron vert. Son dos se creuse de plaisir, ses seins s’érigent, ses sens se réveillent plutôt bien. Charlotte se surprend même à chantonner. Rien que du bonheur.

Putain ! Rien que du bonheur si Olivia ne vient pas s’en mêler. Contrariante, la poulpe est de retour et l’entoure par derrière de ses tentacules dont chacune des ventouses aspire sa chair avec gourmandise, quasi des marques d’amour. La caresse est insupportable. Charlotte tente de s’en dégager comme d’un sac à dos trop lourd. Que nenni, même que son téléphone continue à grésiller tout seul dans son salon ! C’est sans doute Emma qui la rappelle. Aaah ! Mais qu’elle la lâche, la salope. Pas Emma, non, Olivia, bien sûr !

Fermer le robinet de la douche a fait s’évanouir la garce mais Charlotte n’a pas eu le temps de se reprendre et de rejoindre son appareil.

Au prix d’empreintes humides qui jalonnent son parcours, Charlotte rallume l’écran de son GSM et reste un moment en suspens, interloquée et contrariée à la fois. Il s’agit d’un numéro inconnu, vraisemblablement une erreur. C’est fort curieux qu’Emma n’ait pas tenté de la recontacter depuis tout à l‘heure. Putain, elle est morte, ou quoi ? ironise-t-elle en formant le numéro qu’elle connait par cœur.

A la septième ou huitième sonnerie, c’est la messagerie qui répond. « J’achève ma douche, je m’habille et je monte… », résume Charlotte après le bip sonore.

De retour à la salle de bains (pas d’inquiétude ! elle a laissé la porte grande ouverte et a d’ailleurs retiré la clé de la serrure avant de la ranger au fond d’un tiroir), c’est Olivia qui revient la harceler.

« … ça ne te rappelle rien ? », lui souffle cette dernière de derrière le miroir. Oh que si, putain ! Charlotte s’en souvient fort bien, un an comme autant de jours à s’en souvenir, un an exactement, au lendemain du stupide accident de sa sœur…

Mais est-ce que cette histoire intéresse tout le monde ?

Olivia, pernicieuse et maléfique, hoche la tête de haut en bas.
C’était à l’hôpital, le dimanche 4 août précisément. La vieille Emma l’accompagnait, n’avait pas voulu la laisser seule en pareille circonstance, même si elle et Justine n’étaient pas dans le meilleur rapport. On venait justement de leur confirmer une fois de plus le décès de Justine, « le coup du lapin, en quelque sorte » avait décrété la doctoresse d’un air embarrassé. C’était une petite bonne femme au nez pointu, mais au physique sans importance, encore l’un de ces personnages secondaires dont on peut se passer. Charlotte n’avait eu d’autre sensation que les doigts serrés de la vieille Emma autour de ses poignets. La jeune fille en gardera des hématomes en souvenir, deux bonnes semaines durant ! Par contre, le visage de Charlotte n’était marqué d’aucune émotion (on le lui avait d’ailleurs assez reproché par la suite), comme si ses sentiments s’évacuaient sous l’étreinte de cette chère Emma qui prenait comme d’habitude tout à son compte. Du coup, Charlotte, tétanisée, avait à peine perçu la sonnerie de son propre GSM, musique débile qui grésillait dans le fouillis de son sac.

L’appel manqué provenait de Max. D’ordinaire, il se contentait d’un SMS pour lui signifier un retard ou une absence mais, de mémoire de Charlotte, il ne lui avait encore jamais téléphoné de vive voix. Que lui voulait-il donc ? Rien n’était prévu ce dimanche les concernant et comment aurait-il été au courant du décès de Justine ?

« Et alors… Continue… » insiste lourdement Olivia, les yeux au plafond, comme si la réponse ne l’intéressait que pour la forme. Charlotte tousse et s’ébroue, elle vient d’avaler un peu de dentifrice et c’est franchement dégueulasse. Elle n’a qu’une seule envie – ça devient une habitude ! -, celle d’attraper la garce et de lui claquer le crâne contre la faïence du lavabo. Mais, décidément, il semble impossible d’assassiner un fantôme.

« Tout ça, c’est de ta faute ! », peste Charlotte en se coiffant à grands coups de brosse. Non, putain, elle ne tient pas du tout à se souvenir qu’elle avait eu beau rappeler Max à plusieurs reprises mais que jamais son foutu psychiatre n’avait daigné répondre.

Oiseau de mauvais augure, le visage d’Olivia prend des allures carnassières. « Et alors… ? Continue… », répète-t-elle en se délectant de l’embarras de son reflet dans la glace.

De fait, Charlotte se sent mal à l’aise d’avoir planté sur place sa voisine, sans aucune explication, pour se rendre chez Max sur le champ, à pied dis donc ! En chemin, la voilà qui rumine, qui suppute, qui suppose. Pourquoi réagissait-elle au quart de tour à cet appel manqué ?

« Je ne te croyais pas capable de faire ça ! », résume Olivia dans le miroir, tandis que Charlotte se peigne avec acharnement mais ses cheveux restent dramatiquement filasses. Les avoir laissés pousser quelques mois n’est d’ailleurs pas très convaincant. La salope en face d’elle a trop de chance avec ses boucles de méchante poupée !

« Capable de comprendre quoi, exactement ? », rétorque Charlotte en faisant valdinguer le peigne. Il glisse dans la douche et va rebondir sur le bord du bac. Quelques cheveux y sont encore emmêlés.

La porte de Max est ouverte, étrangement. Elle n’a osé la pousser qu’après plusieurs coups de sonnette sans réponse. Personne ne l’attend au rez-de-chaussée. Elle a aussitôt grimpé le grand escalier qui mène au cabinet de travail. Ce n’est pas comme de coutume. D’ordinaire, lors de leurs consultations, l’ouvre-porte automatique de l’entrée fait son office tandis que Max l’attend à l’étage.

Personne non plus derrière l’immense bureau marbré dont elle aimait se moquer (Max n’avait pas très bon goût !). « Bonjour, toujours pas changé de mobilier ? », ricanait-elle invariablement, à quoi il répondait, sur le même ton goguenard: « Et toi, toujours pas changé de psy ? ». Tous deux savaient que ni l’un ni l’autre ne le pourrait, comme un vieux couple, ce qu’ils étaient devenus au demeurant.

Quelques secondes à peine ont suffi pour redescendre quatre à quatre dans le salon vaste comme un hall de gare. Se battre avec la porte-fenêtre récalcitrante et jeter un large coup d’œil aux alentours pour constater une fois de plus le silence extrême de l’absence

C’est seulement en levant la tête au long de la façade arrière qu’elle s’est subitement retrouvée suspendue dans le temps comme une horloge en panne. Bref, dans son collimateur, il y avait un pantin immobile, accroché au cou par une corde nouée à la rampe du balcon.

C’était il y a presque un an, jour pour jour. Apparemment ravie d’avoir remué de vieilles casseroles, le visage d’Olivia s’efface comme humidité sur une vitre ! Charlotte étouffe un juron.

Quoi ! Est-elle responsable si la mort ne cesse de la précéder ou de la suivre ? Quoi qu’il en soit de la réponse, une fois de retour dans sa chambre, Charlotte jette un œil inquiet sous son lit, un réflexe puéril (elle s’en rend compte), mais à part l’indispensable chaussette oubliée, il n’y a pas foule, ni vie ni mort bien sûr. A peine rassurée (son angoisse est bien plus forte qu’elle n’en laisse paraître…), elle compte à présent s’habiller, suite à quoi elle montera enfin voir ce que devient Emma.

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