EPIDOSE 3.10
[15 :30]
Résultat d’une mauvaise manipulation ou non, Charlotte a si mal mené le coup suivant que son épaule s’est écrasée contre le montant de la porte tandis que son arme de fortune glisse sur le côté et finit par lui échapper des mains. La planche a atteint le genou avant de tomber sur le carrelage, à un doigt du gros orteil. « Putain ! », vagit-elle, « Et merde !.. », car la douleur à l’épaule lui donne l’impression de l’avoir déboîtée. C’est à peine si elle peut remuer le bras. Pour cette fois, rien de cassé heureusement. Elle l’a échappé belle.
Charlotte n’est subitement plus qu’une petite fille qui s’effondre en pleurs contre une paroi de bois, sa main gauche caressant compulsivement son épaule meurtrie. La porte a eu raison d’elle. Jamais Charlotte ne s’extirpera de son cabinet, putain ! Jamais.
Disons que son apitoiement sur elle-même dure un bon quart d’heure, après quoi, entre deux sanglots, elle essaie de reprendre son souffle et de remettre ses idées en place.
(Curieux tout de même que le terme « cabinet » ne soit pas utilisé de la même façon chez un ministre, un médecin ou tout un chacun, ergote-t-elle en scrutant une fois de plus le modeste réduit auquel elle est assignée depuis le matin.)
Ni caméra cette fois, ni pitance pour pérenniser son désarroi ou se repérer dans le temps. Il sera 10 heures ad vitam æternam et putain que la réalité en devient surréaliste ! Pour preuve, la voilà flottant sur une cuvette dont la faïence lui gourmande les cuisses ; ses poings ancrés sur le menton lui font office de pilastres et ses orteils tricotent. C’est te dire, le délire !
Si elle s’en sort une fois de plus, Charlotte espère que M.A. Andersson ne va pas, elle aussi et encore, lui imposer d’écrire le récit de ses tribulations en guise de thérapie. Banaliser le procédé, c’est inéluctable, c’est banaliser le réel.
Nous voilà prévenus. Comme lors des sordides épisodes dans son grenier, et si on la contraint de conter toute son aventure par le menu, qu’On ne soit pas surpris qu’elle fabule.
En résumé, des trois attitudes évoquées dans le conte (rappelle-toi !), savante, oui, elle l’avait été, lui semble-t-il, et non sans sérieux. En effet, après un inventaire décevant de ce dont elle disposait dans ce réduit, elle avait pu imaginer comment tirer du moindre objet de quoi arriver à sortir de cette galère. Certes, les premiers essais avec l’abattant du WC n’étaient pas convaincants. Mais qu’en pouvait-elle si la puissance de choc n’était pas à la mesure de ce qu’elle en exigeait ? D’ailleurs, qu’aurait-elle pu faire d’autre ?
Creuser les murs de ses ongles semblait peu probant, n’est-ce pas ?
Plus complexe pour elle est de gamberger sur les circonstances et aboutissements de ce qui lui a fait briser la clé dans la serrure de ces maudites toilettes. Pas question de fabuler sur une histoire de sort, de karma, de ligne de vie. N’empêche, la récurrence de son histoire ne l’amène pas à épiloguer sur son triste destin.
Mais - putain ! - quel rapport y a-t-il entre le grenier d’hier et les toilettes d’aujourd’hui ? Bref, autant de questions pour lesquelles, en définitive, elle n’a guère envie d’obtenir de réponses… Philosophe ? Non, elle ne l’a pas encore été.
Impossible également de concevoir ce qu’il va se passer si personne ne se rend compte de ce qu’elle endure. Mourir de faim n’est pas le pire, ce qu’elle craint davantage, c’est cette chaleur qui l’envahit et lui fait bouillir les sangs comme une canicule.
Comment comprendre alors l’attitude désinvolte du troisième bonhomme (On est toujours dans le conte zen !) ? Une mort inéluctable ne la fait pas vraiment paniquer mais pas au point de rester assise sereinement à méditer. De toute manière, ce ne sera pas de cela que sortira une solution, elle en est persuadée.
Cette fichue porte est close, et bien close.
La solution de son problème ne viendra pas d’elle-même, c’est sûr et certain.
Tout là-haut, empereur ou dieu, s’il en est un, se rengorge sans doute. Ce ne sera pas elle la première ministre, tous deux en sont convaincus. Mais, pour Charlotte, peu importe d’administrer le monde si elle ne peut déjà pas gérer le sien.
En fait de gérer, digérer est le verbe qui conviendrait davantage, putain !
Qu’en penserait Justine ? Difficile à dire mais ce qui semble évident, c’est que sa sœur se serait déjà sortie de ce mauvais pas, comme toujours. Va-t’en savoir comment, c’est précisément ce que sa « Lolotte » aimerait savoir en ce moment. Cindy, quand à elle, resterait pitoyable, en train de griffer la porte de ses longs ongles peints, de paniquer jusqu’à l’apnée, bref, de devenir folle, quoiqu’elle le fût déjà. WC, Water Closed, l’expression lui conviendrait bien ! « Charlotte, mon chou, ouvre-moi, arrête cette blague idiote, je t’en supplie ! », l’entend-t-elle répéter comme une litanie.
En définitive, les sentiments de son ex-amie sont bien plus proches des siens qu’elle ne l’aurait cru. De fait, Charlotte arrive peu à peu au même stade d’angoisse.
Pourquoi donc avoir appelé « cabinet d’aisance » un lieu qui, une fois clos, est source de malaise ? tergiverse Charlotte en scrutant l’abattant de la cuvette disloqué sur le sol. La lunette est comme un œil narquois qui l’invite à une ultime tentative. Défoncer cette putain de porte ne doit pas être impossible !
Ni une ni deux, Charlotte est sur pied, les doigts crispés sur le bord interne de l’ovale. Ses biceps ankylosés redressent l’arme improbable au-dessus de sa tête et se ramassent en l’air, le temps d’invoquer tous les saints diables et d’ouïr la petite voix d’Olivia qui lui hurle dans le crâne : « Vas-y, je-suis-a-vec… ». Un septième pied superflu ne sortira jamais de sa bouche, car l’abattant atteint de plein fouet la poignée qui semble se tordre de douleur. Le choc brutal dégauchit à nouveau ses épaules, le vacarme l’assourdit, le sursaut de la porte se répercute en un decrescendo peu harmonique. Charlotte n’en a cure, juste le sentiment de n’avoir pas recouvré sa liberté, une fois de plus, une fois de trop.
C’est une toute petite fille rageuse qui choit sur la cuvette, les lèvres tremblotantes, les yeux gonflés de larmes, et sa massue inutile à bout de bras.
Plus jamais sa sœur Justine ne la consolera. Olivia ne lui sert plus à rien. Lui manquent même les sarcasmes de Cindy.
M. A. Andersson aura là bien matière à gloser à l’infini. Bah ! A quoi bon en débattre, Charlotte mourra dans ce cercueil ridicule. « Une jeune femme décède dans ses toilettes, après plusieurs jours (plusieurs semaines serait trop angoissant à dire !) de claustration involontaire. », lira-t-on dans la rubrique des chiens écrasés. « Ecrasée » par l’adversité, c’est le juste terme qui la décrit à présent.
Rien ne sert de se battre, il arrivera inéluctablement un moment où elle arrachera le papier peint des murs de sa geôle pour un dernier repas. La cène se déroulera à l’abri des regards, quand elle n’aura même plus la force d’humidifier sa pitance à l’évier. Et personne pour la trahir, personne pour suivre son chemin de croix, personne pour la regretter.
Olivia, oui, peut-être. D’ailleurs, n’est-elle pas en train de susurrer dans sa nuque « Tu ne crois pas aux dieux, pourquoi vous comparer ?» ?, puis, le ton plus convaincu encore : « Il vaudrait beaucoup mieux… ». Charlotte l’interrompt vertement: « Cesse de m’agacer ! ». l’intime-t-elle en tentant de se relever mais elle a dû se casser le dos, ses omoplates ne lui répondent plus. Tendre une main pour s’accrocher à la clenche lui arrache un cri de douleur.
A moitié debout, Charlotte croit halluciner. La porte vient de tourner sur ses gonds !
A ce stade, « Putain ! » est le seul vocable qu’elle puisse décliner, à l’infini s’il en est. La porte s’ouvre sur le hall, dont le vert olivâtre des murs est aujourd’hui la plus merveilleuse couleur au monde.
Le pêne s’est sans doute désenclenché de sa gâche sous son dernier coup de masse, ou pour une toute autre raison qu’elle ne cherchera jamais à connaitre, pourvu que cela lui fasse gagner sa liberté !
Encore faut-il qu’il n’y ait plus un chat dans son appartement ! Car son nez vient juste de percevoir un parfum aux relents de chocolat, qui laisse présumer que l’inconnu de tout à l’heure n’était pas un homme mais une femme. C’est là qu’elle se rend subitement compte de sa nudité ainsi que de son odeur prégnante d’urine.
Tiraillée par plusieurs nécessités, dont celles en vrac de fermer l’appartement à clé (sans la casser, cette fois), de prendre une douche, de deviner l’ombre de l’inconnue dans les fauteuils du salon, de retrouver son téléphone, de s’habiller, de manger un bout ou de boire un verre d’alcool, Charlotte ne sait vraiment pas par quoi commencer. Sa sœur, avec sa logique drastique, l’aurait sans nul doute aiguillée en priorité vers la porte de l’appartement. Ce qu’elle fait, avec un long soupir exaspéré. Dans un premier temps avant d’atteindre l’horreur, parce que LA CLE NE SE TROUVE PLUS DANS LA SERRURE, BON SANG !
En fait de mauvais sang, Charlotte perd contenance et faillit s’évanouir ou quelque chose du genre, comme une spirale qui s’évase hors de la poitrine. Cette situation te rendrait dingue, non ?
Charlotte n’en est pas à l’abri, même lorsqu’elle tourne nerveusement le loquet de sécurité sur la porte d’entrée !
Déjà qu’elle est nue, qu’elle a trainé enfermée durant des heures dans un cagibi, qu’elle s’est urinée dessus et presque déboitée les omoplates, plus vulnérable que ça, tu péris !
Consciente de ses faiblesses ou bien saisie d’une subite crise de pudeur, elle se fait violence pour retourner dans sa geôle pour arracher sa nuisette de dessus la chasse d’eau… et en ressortir tout aussi vite par prudence.
C’est ridicule… comme si la porte allait se refermer une fois de plus sur elle comme celle d’un four ! Disons que, pour le moment, Charlotte est en train de disjoncter en boitant vers son salon.
Dans le vestibule flotte ce parfum chocolaté qui lui fait barrage (à priori, ce n’est vraiment pas une odeur masculine) et, de loin, elle peut apercevoir son GSM posé négligemment sur le bras d’un fauteuil. Or, Charlotte est persuadée de l’avoir rechargé hier soir sur la multiprise à côté de son lit.
Par contre, cette inconnue (il s’agit d’une femme, c’est presque sûr et certain) n’a de toute évidence rien emporté. L’ordinateur de Charlotte est toujours ouvert sur la table d’appoint et son téléphone portable est bien là. Ce n’était donc ni un homme, ni un cambriolage, ni rien de ce qu’elle a pu imaginer.
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