EPIDOSE 3.13
(16 heures environ)
A priori, cette fille est bien trop charmeuse pour être honnête, constate Charlotte en la reluquant de pied en cap. Les superlatifs ne lui manquent pas : tenue surfaite que cette robette blousant sur une poitrine généreuse mais arrogante ; corps écoeurant de perfection, dont les jambes s’étirent inéluctablement jusqu’au rez-de-chaussée ; encore, abus singulier du bleu aquarelle, de haut en bas, des paupières au cuir des chaussures. Charlotte est à cran mais son discours est sirupeux.
Bonjour ! Ma grand’mère fait la sieste. Je viens d’arriver…. Sinon, en quoi je peux vous aider, mademoiselle Luci-e ?
Pas mal, le coup du prénom revisité, peut-elle s’autosatisfaire en laissant trainer le « e » muet aussi longtemps que possible. Estropier son nom désempare toujours l’adversaire, paraît-il ! Et puis, c’est sûr que ce rôle de grand’mère n’aurait pas déplu à la vieille Emma Louis, quiconque ait son âme !
… Je pense, oui. Je suis venue tout à l’heure pour une consultation et il me semble que j’ai oublié mon portefeuille sur sa table…
Putain ! Tu as vu le coup du portefeuille qu’on « oublie » ? Cette fille la prend-t-elle décidément pour une ingénue ? Non, décidément Charlotte n’est pas née de la dernière pluie… En deux phrases à peine, la voici qui fulmine. Cette Lucie, (ou Lucy peu importe) a le don de l’agacer et ses attitudes angéliques la rendent on ne peut plus méfiante.
De toute évidence, il en est de même pour la Lucy en question qui hésite un instant à suivre la direction du bras amène et hypocrite de Charlotte qui l’invite à entrer.
Que va-t-elle inventer, Lucy la drôlesse, pour vérifier dans la chambre si Emma est bel et bien morte ?
… Je suis absolument désolée de vous déranger, Madame !, déblatère la diablesse, la croupe en balançoire et les chaussures à haut talons qui tricotent.
Elle n’aurait pas dû dire « Madame », merde ! Charlotte ne se sent pas assez vieille pour ça, d’autant plus si la jeune garce tient à marquer ainsi leur différence.
Bien vu, bien entendu, l’objet recherché n’a jamais été posé sur la table de consultation. Emma est bien trop vigilante pour négliger un tel « oubli ».
… Je ne vois pas mon portefeuille, est en train de geindre la godiche, ne serait-il pas coincé dans les fentes d’un fauteuil ?
En fait de fente, Charlotte est scotchée sur les fesses rondouillardes de la fille, toute penchée dans sa recherche fébrile. Qui sait si le portefouille ne se trouve pas près du lit d’Emma, quand la petite gouine a étouffé la vieille dame à l’aide du coussin ?
Bref !, abrège insidieusement Charlotte (les mains posées à plat sur la tête de Bouddha grandeur nature, qui faisait souvent office d’interlocutrice muette à la brave Emma.). Apparemment, votre portefeuille n’est pas dans le salon… ailleurs, peut-être ?
La salope a dû flairer les intentions de Charlotte car elle bat aussitôt en retraite, les yeux épouvantés. Se confondre en excuses n’y changera strictement rien. « Désolée, désolée de vous avoir dérangée pour rien, Madame… ». Oui, elle l’aura sans doute perdu ailleurs, ou bien on le lui aura volé !, murmure-t-elle en se faufilant entre Charlotte et le chambranle de porte du salon.
Le parfum aigrelet de la pouffiasse, dominé par l’odeur acide de la peur, monte aux narines de Charlotte. C’est avec délectation qu’Olivia s’en gargarise. De quoi se mêle-t-elle encore, celle-là ? gronde Charlotte intérieurement.
La jeune fille, pour sa part, n’a apparemment ni vu ni entendu venir Olivia, mais sans doute a-t-elle perçu le petit jeu au ralenti de Charlotte. De fait, comment ne pas remarquer le moment où les deux mains de cette dernière se sont lentement emparées de la grosse tête en plâtre ? Lucy-e l’avait-elle seulement remarqué sur le guéridon à l’entrée ? En cet instant en tous les cas, elle avait l’air d’évaluer l’impact de cette masse (de plâtre ou elle ne sait de quoi, vraisemblablement) sur son propre crâne.
Charlotte s’est reprise à temps, voilà qu’elle repose la sculpture sur son support avec amertume. Elle n’aura pas réussi à venger le meurtre de la vieille dame, putain !
« Nulle, assurément… », commente Olivia sur un ton triomphant, « Tu l’es complètement ! ».
Cette fille est folle !, a dû penser de son côté « Lucie », en se dirigeant avec un petit pas de danse vers la sortie.
Leur séparation ne souffrirait d’aucune civilité. Leurs « au revoir » claqueraient comme des pets dans l’eau.
Il semblait donc écrit que cette gourgandine ne resterait qu’un rôle très secondaire dans cette histoire et qu’un Bouddha aux longues oreilles n’a jamais pu commettre un crime.
Pour Charlotte, cette scène, somme toute assez brève, a duré une éternité. Elle, tout comme Olivia du reste, en gardera un vague relent d’acrimonie et un arrière-goût d’échec.
Qui sait si finalement Emma n’est pas juste morte dans son sommeil ? Charlotte est sceptique : pourquoi précisément aujourd’hui, alors qu’elle-même était ridiculeusement coincée dans ses toilettes ?
Synchroniser ces deux évènements n’a guère de sens, il est vrai. Pas davantage finalement d’associer le décès d’Emma avec le rendez-vous de cette Lucy !
Quel étrange salmigondis ! Comme si on dressait hâtivement un parallèle entre l’inconnue qui squattait son appartement et cette bande de malfrats qui opéraient au rez-de-chaussée ! (Que deviennent-ils ceux-là, du reste ? Charlotte a failli les oublier.)
Soit. De toute manière, elle ne peut plus rien faire pour Emma, Dieu ait son âme, pour peu qu’il et elle existent !
La cage d’escalier est toujours silencieuse. Charlotte peine à en franchir une volée sur le bout des orteils afin de ne pas faire couiner les marches. C’est là qu’elle se rend compte qu’elle n’a pas enfilé de chaussures.
Jeter un œil par-dessus la rampe est au-dessus de ses forces mais les oreilles restent aux aguets. Le mieux, en pareille circonstance, est de rentrer chez soi et d’appeler la police, n’est-ce pas ?
Entre peut-être et sans doute, Charlotte hésite.
« Exceptionnellement, tu es innocente… Maintenant c’est à toi de remonter la pente… », lui certifie une petite voix dont elle ne connait que trop bien la provenance.
La revoilà, cette petite idiote, avec les bras croisés et sa moue agaçante, la voilà derrière elle sur le palier d’entre-deux ! Charlotte esquisse le geste de l’agripper par les cheveux. Putain, si elle ne craignait pas de se faire repérer par ceux d’en bas, Olivia passerait un sale quart d’heure, même pas, quelques secondes seulement, juste le temps de lui faire rater la première marche et qu’elle apprenne à dévaler la volée d’escalier sur la tête.
« … dévaler la volée / d’escalier sur sa tête… »
Voilà sur le coup qu’Olivia déteint sur elle ! C’est à croire que, dans leur adolescence, elles ont subi le même prof’ de français, putain !, « Mèdème » Sauternes, la vieille sauterelle dont la voix se brisait à force de décliner l‘intégrale d’Alexandre, vingt mille vers, dis donc ! Sûr et certain que la Sauterelle (oui, son sobriquet avait été facile à trouver !) mouillait sa culotte à la seule évocation d’hémistiche, de césure et tout le sanctus trala sanctus. Pour peu qu’elle en portât une sous ses horribles minijupes à carreaux.
« 12 pieds, Mademoiselle Charlotte, 12 pieds, pas un de plus, pas un de moins ! », rauquait l’insectueuse, « … Travaillez en silence, Mesdemoiselles, et méfiez-vous de la lettre « e », plus horrible encore à l’oreille lorsqu’elle est muette ! ».
Combien de fois n’avait-on pas entendu l’hystérie de son clairon : « Si-len-ce ! J’ai dit si-LEN-CE ! Mademoiselle Unetelle, vous me copierez deux cents, cinq cents, sept cent cinquante vers ! » ?
Dans son cas, Olivia était tombée dans la marmite, c’est clair…
Charlotte abrège la digression, c’est pour elle un souvenir malsain. L’important est qu’il ne lui reste plus que deux marches pour se mettre à l’abri.
Elle n’en mène pas large. Pétrifiée devant sa propre porte, elle se demande subitement si ceux d’en bas n’ont pas profité qu’elle soit en haut pour investir son appartement.
Elle n’a rien entendu qui ressemble à ça, c’est vrai, mais elle était bien trop (pré)occupée par le corps inerte d’Emma et la présence de cette « Lucie » assassine pour s’en soucier. Il n’est pas moins vrai par ailleurs que son inconnue de tout à heure était bel et bien entrée sans scrupule dans son intimité, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ?
La main à deux doigts de la clenche, Charlotte gamberge à du cent fantasmes à l’heure. C’est un comble : elle n’ose plus rentrer chez elle. D’ailleurs, le lien avec cet appartement est rompu. Comment pourrait-elle s’y sentir encore à l’aise, entre un cagibi qui se transforme en geôle, des lieux qui réveillent les morts et une inconnue qui squatte le reste du territoire ?
Sans clé, sans téléphone et sans argent, la voilà enfermée dehors, tout bonnement dehors, putain ! Encore heureux qu’elle se soit habillée…
Pétrifiée devant sa propre porte, sous la menace d’une crise d’hystérie, Charlotte ne voit pas trop où aller ni chez qui se rendre. De fait, elle est lucide que, depuis la mort de sa sœur l’an dernier, elle a perdu la plupart de leurs amis, enfin, des amis de Justine. Les gens ne fréquentent pas ceux qui portent la poisse ou sont tout bonnement maudits.
… Et voilà que tout ça recommence ! Sans doute est-ce la spirale d’une vie qui a mal commencé, se dit-elle en pestant contre elle-même dans la pénombre de son palier.
Cloitrée cinq ans en home dans son enfance, séquestrée cinq autres dans un pensionnat à l’adolescence, enfermée cinq années dans le train-train de sa sœur, emprisonnée cinq jours comme autant d’années dans un grenier et plus de cinq heures aujourd’hui à se lamenter dans des toilettes, c’est à la louche les cinq grandes lignes de son existence.
Si, un jour, elle est tenue de rédiger un antépisode de ses mésaventures, comme le lui conseille vertement M.A. Andersson, qu’écrirait-elle à propos de cet instant précis ? Car son bilan personnel semble implacable, jamais plus elle n’échappera à son sort.
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