EPIDOSE 3.8

[14:30 ?]


La cliente d’Emma entame la dernière volée en chantonnant entre les dents. Des lèvres qui swinguent et des bottes qui ont l’air de tricoter, c’est qu’Emma a dû lui prédire un radieux avenir d’amour ou d’argent, ou quelque chose d’approchant.

Insupportable, cette allégresse affichée, alors que Charlotte se débat entre trois petites voix indisciplinées, un énergumène qui occupe son appartement comme une terre conquise et une porte des toilettes récalcitrante.

Tout va bien, très bien, putain !

Au rez-de-chaussée, un remue-ménage de machine qu’on glisse sur le sol succède à celui du verre brisé. Cela sent l’empilage d’on ne sait trop quoi dans le grand couloir d’entrée. Bref, le déménagement des cambrioleurs se poursuit au vu et au su de tous.

N’empêche que la jeune femme aux bottes s’en est sortie sans inquiétude ni anicroche, échangeant seulement quelques mots sourds avec les malfrats. C’est une voix flûtée et doucereuse, aucun rapport avec le trio de sales petites voix intérieures, ni criarde comme celle d’Olivia, ni rogue comme Justine, sa sœur, ni péteuse à la Cindy. Mais faut-il se fier au timbre d’une voix ?

Du couloir d’en-bas, lui a répondu un homme à la voix grasse. Charlotte n’a pas perçu le contenu de leur échange, mais les tonalités brutes du type la font frémir. Pourtant, ce n’est pas cela le plus inquiétant pour elle, c’est surtout qu’ils ont l’air d’être de mèche. Charlotte n’aimerait décidément pas se retrouver entre les pattes de ce maudit couple, moins encore de cet ursidé, putain, l’angoisse !

A tout prendre, la compagnie que lui impose son visiteur inconnu est bien moins terrifiante, se dit-elle, à moitié rassérénée, car la voilà qui commence à s’accoutumer à leur proximité forcée. Elle le sait trop que ça porte un nom, ce drôle de sentiment (ses psy’s le lui ont seriné plus d’une fois à leur tour). Quoi qu’il en soit, ne lui viendrait jamais à l’esprit de tomber amoureuse de son bourreau, … sauf par pure vengeance, qui sait !

… Une telle perspective semble déranger Justine. « Tu dis n’importe quoi, ma Lolotte ! », ne cesse de réitérer celle-ci à chacune des réflexions de sa jeune soeur. Un véritable étouffoir, cette mère de sœur ! Quant à Cindy, pour peu qu’elle fût dans les parages, ce serait ironie et bizutage, autant n’en rien savoir.

« Tu dis n’importe quoi ! Tu dis n’importe quoi ! », serine bêtement Olivia qui s’est repositionnée derrière elle, par prudence sans doute.

Charlotte s’est retournée manu militari : « Tais-toi ou je te tue ! » la menace-t-elle en respectant l’hémistiche.
Putain ! S’il faut prendre ses tics de langage pour qu’elle comprenne, pourquoi pas !

Et dire que c’est au terme d’une infinité de séances avec sa pléthore de psychologues que Charlotte avait fini par moucher ces sales petites voix intérieures. Et voilà qu’elles la reprenaient d’assaut, en chœur depuis ce matin.

Qu’en penserait M. A. Andersson ?

D’inéluctables interprétations sibyllines comme il est de coutume chez les prétendus guérisseurs d’âmes, c’est sûr ! Ou encore, la parade du silence. Au demeurant, rien de plus horrible qu’une discussion solitaire. Ah oui ! Il est vrai que ce ne serait pas assez cher payer la consultation pour y converser tout simplement !

Tant qu’à faire, une auto-introspection sauvage lui serait tout bénéfice. Ce ne sont pas les remises en question qui manquent.

Et si tout cela n’était que fumée sans feu ?

Et si la fille aux bottes n’était effectivement qu’une cliente d’Emma ? Ou sa petite-fille, par exemple…

Et l’énergumène, toujours sur la terrasse ou revenu dans son salon (A propos, que devient-il, celui-là ? Est-il sourd comme Emma pour ne pas avoir entendu tout à l’heure qu’elle l’appelait depuis son oubliette ? ), n’avait-il en réalité qu’une bonne nouvelle à lui annoncer (du genre héritage ou truc du genre) ?

Et si les bonshommes en bas n’étaient que de véritables déménageurs venus en aide aux tenanciers du café ?

Et si cette porte bloquée du WC n’était en définitive que le synopsis d’un scénariste peu inspiré ?

Qu’a-t-il imaginé pour la suite, celui-là ?

Se confondre en supputations, c’est un peu perdre les pédales, c’est sûr. Charlotte en avait fait les frais quatre ans plus tôt dans sa saloperie de grenier, tu t’en souviens ? Non ? Charlotte, oui. A présent, au fur et à mesure que ses démons se réveillent, Charlotte se met à regretter de ne pas l’avoir carrément oublié.

Déjà, là-bas, aux premières heures de son « séjour » (Putain ! Comment dire autrement ?), elle n’avait cessé de gamberger sur les motivations de ses « hôtes » ( !). Cette histoire ne tournait pas rond, décidément. Que recherchaient-ils et quel intérêt trouvaient-ils à confiner une jeune fille au sommet d’une maison isolée dans la campagne ? Etudier ses réactions via des saloperies de petites caméras était la version officielle. « Mais t’inquiète, Charlotte, toutes les portes resteront ouvertes ! », lui avait assuré Claude, vraisemblablement pour la caresser dans le sens du poil. Candide et consentante, Charlotte l’avait crue, sans être convaincue pour autant. Quelle idée d’avoir accepté ce marché stupide ? Pour que Cindy en bave de jalousie, sûrement, (« Putain, quelle aventure extraordinaire, mon chou ! ») et pour que sa sœur soit morte d’inquiétude durant toute son absence, certainement. (« … ça devait être horrible, ma Lolotte ! »).

Terrifiant, il fallait que cela le fût. Sans quoi, putain !, de quoi Charlotte aurait-elle eu l’air à son retour ?

D’imagination en irréel, l’adolescente d’alors s’était gavée d’amnésie et finalement de mensonge. Oui, se morfondre à supputer, c’est tordre le sens du réel ! De toute manière, est-ce mentir que ne pas dévoiler le passé ?

La jeune fille d’aujourd’hui, dans ce cagibi machiavélique, n’est pas mieux lotie dans son deux mètres sur deux. Plus étouffante que captivante, son histoire du jour se résume à une bande sonore sans dialogue.

Le type a finalement refermé la porte du balcon, grincement à l’appui. Moins évident pour l’ouïe de deviner ce qu’il fabrique, et surtout ce qu’il attend d’elle dans les heures qui viennent. Moins clair encore est le remue-ménage au rez-de-chaussée et subitement moins crédible l’histoire de cette cliente en botte de velours qu’elle n’a, du reste, jamais entendu monter chez la cartomancienne.

A supposer qu’ils soient tous de mèche, l’histoire aurait une tout autre allure, n’est-ce pas ? C’est ça, ils sont tous complices, putain !, un pour chaque étage.

Dieu sait d’ailleurs ce qu’est devenue la brave Emma !

Le scénario grimpe puissance 10. Comment peut-elle encore le positiver, putain ! Combien de temps attendra-t-on qu’elle sorte de sa geôle ?

La réponse est quasi instantanée.

Son visiteur est revenu dans le hall. Il s’arrête, il semble dans l’expectative. Putain !, c’est vrai qu’elle vient de rallumer la lampe des toilettes ! Il doit se dire que quelque chose à changé. Son regard se fige en apercevant la fine rayure de lumière sous la porte des toilettes.

De l’autre côté, Charlotte est debout, pétrifiée. De trouille, elle ne parvient plus à se retenir. L’urine chaude coule instantanément entre les cuisses. Une flaque fumante se dessine à ses pieds et s’étend inexorablement sur le sol. Elle n’a pourtant plus rien bu depuis hier.

D’ici quelques secondes, la tache va s’étendre sous la porte. L’homme va comprendre d’où provient le problème. L’odeur ne trompe pas, il ne croira pas à un souci de tuyauterie.

Charlotte se mouille les lèvres, les serre entre les dents.

En définitive, le type actionne la clenche de la porte d’entrée de l’appartement au moment précis où la flaque d’urine prend ses airs sur le sol du vestibule. L’énergumène ne se rend compte de rien. Il sort d’un pas décidé. Putain, la chance de cocue !

« On se demande pourtant de qui tu pourrais bien être cocue, mon chou ! », raillerait Cindy, sans la rater sur ce coup-là, une fois de trop comme d’habitude. Sa sœur Justine, elle, lui aurait simplement fait couler un bain, mais cela aussi faisait déborder le vase. Enfin, Olivia en aurait inventé un joli alexandrin, comme « Tu t’es pissée dessus, tu sens mauvais, tu pues ! ».

Mais aujourd’hui, cette vérité soi-disant poétique et abrégée aurait plu à Charlotte. Les faits, ni plus ni moins que les faits !

En bas, la porte d’entrée de l’immeuble claque. S’ensuit un silence pesant. Les gars ont certainement achevé le casse de la boutique.

Aucun bruit de pas non plus au-dessus d’elle.
Charlotte se laisse aller à hurler le prénom de la vieille dame mais ça ne servira à rien, moins encore sans doute que précédemment.

Retour à la case départ, Emma en moins, peut-être. Lui monte à présent aux narines l’odeur acide de sa propre urine. Cindy n’aurait pas manqué d’en faire étalage en public, d’une petite phrase assassine du genre : « Rappelle-toi quand tu t’es pissée dessus, mon chou !… (puis, le regard moqueur à la ronde) Qu’est-ce qu’elle puait, putain ! ». Et l’assistance d’éclater d’un rire gras pour les plus francs et sous cape pour les plus autres. Nul n’en saura rien, pas de grand moment de solitude pour cette fois, quoique Charlotte se sente bien seule aujourd’hui.

Elle n’entend plus personne, hormis ces sales petites voix intérieures qui la ramènent quelques années en arrière.

Max le lui avait pourtant prédit que cela reviendrait sans cesse, inéluctablement. Ensemble, ils avaient momentanément réussi à les étouffer une à une (ensemble, façon de parler !) mais Charlotte sais pertinemment qu’il suffit d’un soupçon d’angoisse pour qu’elles émergent à nouveau.

En fait de stress, Charlotte est en train de se mouiller sur tous les fronts.

De la suée perle à la racine de ses cheveux, noie ses épaules et déferle au creux des reins. Son sexe est moite, les parenthèses de ses cuisses s’accolent l’une à l’autre. Les murs se rapprochent. Le moment est inéluctable : son sanctuaire est fin prêt et sa nuisette n’est plus qu’un linceul détrempé.


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