EPIDOSE 3.7

[14 :00 ?]



Une heure qui avance est une vie qui s’amenuise. Encore faut-il qu’elle s’en sorte, de cette saloperie d’oubliette ! Putain ! Pour sortir une sentence de ce genre, sûr qu’elle a dû vieillir depuis ce matin de dix années par heure.

De l’autre coté par contre, rien n’a bougé, sinon que l’intrus vient de couper la télé. Comment peut-on attendre si longtemps sa proie si l’on n’est pas sûr de l’heure de son retour… ou si l’on sait pertinemment qu’elle est cloîtrée dans les toilettes ? Sûr qu’il affûte ses chélicères, à l’affût du moindre bruit ou mouvement qui signale sa présence.

Car seul un tempérament arachnoïde justifie une telle détermination, c’est sûr. A choisir, vaut-il mieux périr sous la morsure venimeuse ou finir asphyxiée dans un cocon de soie ?

Charlotte tente de se rassurer comme elle peut. Non, en vérité, l’inconnu ne se doute de rien, n’imagine même pas que sa cible est à deux pas ; il va se lever de son putain de fauteuil et se tirer vite fait, avec ou sans butin sous le bras. Allez !...

De toute manière, quand bien même elle l’appellerait à la rescousse, comment allait-il se démerder pour fracturer la porte ?… et pourquoi irait-il la libérer de son sarcophage de merde, putain de bordel ?

Ben oui, les gros mots sont de sortie. Il y a de quoi, non ? Et puis, bah ! Justine n’est plus là pour la reprendre, la remettre à l’ordre. Par ailleurs, la garce de Cindy trouvait de tels écarts « charmants dans la bouche… d’une sainte-nitouche » !

Avec Justine, Cindy, Olivia et Claude pour rôles principaux, ça fait beaucoup de monde dans les quelques mètres cubes de solitude. Contre elles quatre, sûr que l’inconnu du salon ne ferait pas le poids, à moins que lui-même ne soit finalement qu’un fantôme, lui aussi. Ce n’est de toute évidence pas le cas, car, à défaut de le voir, Charlotte a les oreilles aux aguets, tendue toute entière vers les moindres mouvements de l’énergumène. Elle décèle jusqu’à l’ennui d’attendre qui semble à présent parcourir le bonhomme.

Au-dessus d’elle, plus réels encore, les pas furtifs d’Emma vont et viennent et, parfois, du dehors lui parviennent, étouffés, quelques bruits de moteurs ou de voix.



Ce que Charlotte subit aujourd’hui n’est qu’une réplique d’hier, lorsqu’elle tournait en rond dans le grenier. Jamais elle n’avait imaginé revivre ça, putain ! C’est horrible de ne pas voir ni savoir QUI t’attend et, pis encore, CE qui t’attend.

Pourtant, à l’époque, lors de leur première rencontre, Claude ne l’avait pas effarée outre mesure, en dépit d’un casque intégral et d’une voix androgyne qui promettait on ne sait quels abus.

Et, pas un seul instant, Charlotte n’avait pensé par exemple être tombée sur une gouine. De fait, par ailleurs, aucune ambiguïté par la suite ne le lui fera songer.

Seulement, de prime abord, la douceur de ton, mi-maternel et mi-moqueur de Claude, la berçait d’une tendresse peu coutumière. A vrai dire, le ronronnement rassurant de la moto et le vent qui rafraichissait son front autant que ses jambes nues y étaient pour quelque chose. Autant de sollicitude et de prévenance ont pourtant de quoi inquiéter, n’est-ce pas ?

Le café chaud et le sandwich l’avaient quelque peu requinquée, rappelle-toi, suite à quoi elles avaient roulé un certain temps, lui semble-t-il. Franchement, son semi-sommeil éthylique ne facilitait guère l’estimation de la durée du voyage. Disons que, à un certain moment, elles étaient arrivées, un point c’est tout.

C’est juste devant LA maison fatidique que Claude avait ôté son masque (son casque en l’occurrence) et que Charlotte avait cru apercevoir son vrai visage. « Nous y voilà, ma Charlotte… (Putain ! Elle n’était pas SON jouet, SA Charlotte !) Tu vas passer la nuit ici, dormir, te requinquer… Tu es dans un fichu état éthylique, tu sais, un peu de sommeil te fera du bien ! », avait-elle susurré en l’aidant à grimper les mille étages (qui s’étaient piètrement réduits à deux le lendemain) jusque sous les toits.

Là-haut, Claude était subitement devenue impérative : « Deux conditions importantes, ma Charlotte, n’oublie jamais : un, tu dois promettre de ne pas sortir de la chambre et, deux, jure-nous que tu ne parleras jamais à quiconque de ce que tu y vivras… ».

Charlotte avait retenu parfaitement la leçon, en dépit de l’état comateux où elle était tombée sur la paillasse. Mais c’est seulement aujourd’hui qu’elle se souvient de n’avoir rien répondu à ce monologue. Des engagements, la jeune fille n’en avait pris aucun. Somme toute et tous comptes faits, dans ses paroles comme dans le récit tronqué de son séjour, Charlotte n’avait jamais trahi personne ni rompu une promesse.

Quoi ! Sa putain de mémoire avait failli, pas de quoi en faire un drame ! En définitive, dieu sait de quel psychotrope On l’avait gratifiée…

Très accessoirement, Claude avait encore prétendu ce soir-là ne pas s’appeler Claude mais « Cloud », « nuage » en français, un prénom que son père aurait imposé à la famille et aux administrations. Nuage, c’était bien joli mais personne n’avait jamais eu l’idée de l’utiliser, minaudait « Cloud », comme si cette anecdote ne servait qu’à faire avaler d’autres couleuvres.

« Par-extension, Claude est un bon compromis, tu ne trouves pas, ma Charlotte ? », se souvient vaguement Charlotte, sans vraiment réussir à imiter la voix sirupeuse et cassée de Claude… pardon ! … de Cloud !

Accessoirement, en effet, c’était déjà une bonne chose que cette fille ne déformât pas son prénom en « Lolotte » ou autre sobriquet débilitant !

Soit. Charlotte n’aurait jamais imaginé qu’un cagibi WC puisse devenir une cabine à remonter le temps. Pire que le cabinet d’une psy’, dis donc !

A croire qu’il lui avait fallu être cloitrée à nouveau pour se refaire son film. En version non expurgée, son pseudo-girlnapping prend décidément des couleurs inattendues qu’aucun psychologue n’a réussi encore à faire émerger. Rétrospectivement, Charlotte a de quoi paniquer. Déjà qu’elle se débat dans sa souricière du moment, voilà à présent que ses putains de souvenirs lui jouent de sacrés tours !

Pour une fois bienvenue, la petite voix d’Olivia arrive à son secours. « N’aie pas peur, je suis là ! lui a-t-elle soufflé dans le creux de l’oreille avec une petite tape amicale dans le dos. « Je l’ai toujours été… », poursuit-elle en la forçant d’un baiser sur les lèvres.

D’une habile détente de la main, Charlotte s’est emparée du farfadet par le collet. Cette fois, elle le tient bien. Dans le creux de son poing, elle sent qu’Olivia couine en se débattant des pieds et des mains. Charlotte resserre son étreinte.

Mais où va-t-elle fourguer son diable en miniature ? Pas de poche dans sa nuisette, ni tiroir ni cache aux alentours… Si ! La chasse d’eau, suffisamment hermétique pour y séquestrer une luciole. Charlotte ne voit pas trop comment déboiter le couvercle dans le noir, sans bruit et à l’aide d’une seule main.
Une seconde, elle pense noyer sa prisonnière sous le robinet de l’évier. Merde, le gargouillis de l’eau ne manquera pas de signaler sa présence !

En réponse à son expectative, le fracas qui va suivre est subit, brusque et violent (C’est quoi ça, putain… ?). A franchement parler, il n’y a pas d’autres mots pour décrire l’explosion de verre qui vient de se produire, au rez-de-chaussée ou dans son salon, elle ne peut encore le dire. Le poing toujours crispé sur le feu follet d’Olivia, Charlotte s’arrache du sol pour se précipiter contre la porte, l’autre main en coquille autour de l’oreille comme un bol de résonnance.

Putain, son inconnu lui a pété toute la vaisselle, ou quoi ? Le chapelet de jurons qui s’ensuit semble plutôt provenir d’en-bas, au rez-de-chaussée.

Quant à l’inconnu, elle l’entend qui ouvre la porte-fenêtre donnant sur le balcon. (Elle grince, comme d’habitude ; celle-là aussi manque d’huile ! et, plus d’une fois, Charlotte s’était déjà angoissée de rester coincée au dehors…).

Son mystérieux visiteur se précipite apparemment au dehors. Cela a le don de la rassurer. Se montrerait-il en public s’il comptait l’assassiner en catimini ? Par contre, le branle-bas inhabituel au rez-de-chaussée a de quoi inquiéter, surtout que la boutique est censée être fermée depuis une semaine jusqu’à la fin du mois minimum ! De toute manière, jamais les tenanciers réguliers n’avaient produit autant de tintamarre. A coup sûr, il s’agit d’un casse. Les voleurs ne font plus dans la discrétion, dis donc !

Putain ! Comme si la situation n’était pas assez complexe déjà, il faut aussi qu’un cambriolage se déroule au-dessous d’elle le même jour. Charlotte n’est pas loin d’une crise d’hystérie, sûr et certain. Qu’on la sorte de là, putain ! Elle ne se tient plus, cherche à tâtons le commutateur. La lumière éclate comme un bain régénérant.

Autour d’elle, rien n’a changé. L’évier est toujours vissé au mur et la cuvette sur le sol. Evidemment, il est inutile encore de secouer la clenche de porte ; d’ailleurs, quoi que fasse Charlotte, ce ne sera pas à son avantage, c’est certain. Finalement, rien ne peut être pire que l’attente d’un évènement qui n’arrive jamais

C’est donc d’une toute petite voix qu’elle a interpellé son visiteur. « Oôôho ! Y a quelqu’un ? » lui parait une phrase assez ridicule, mais non moins stupide que : « Au secours ! Je suis enfermée dans les toilettes ! ».

Ne lui répondra en écho que des talons de femme qui descendent l’escalier. Voilà autre chose, merde ! Charlotte retient sa respiration, soulagée en quelque sorte de ne pas être entendue. Car ces pas, à l’allure où les talons martèlent les marches, ne sont nullement ceux de la vieille Emma.

De son côté, le lascar, curieux de ce qu’il se passe à l’étage du dessous, est penché sans doute sur la rambarde de la terrasse, les oreilles immergées dans le fond sonore de la circulation et du passage des trains. Il n’a rien entendu de son timide appel.

Les bottes viennent de passer le palier de l’appartement et poursuivent leur cliquetis au long des deux volées restantes.

Charlotte se rassure en se disant qu’il s’agit vraisemblablement d’une cliente de « Madame Emma, cartes & voyance », bien que ce ne soit pas l’heure habituelle des visites ! Bizarre par ailleurs qu’elle ne l’ait pas entendue monter ! De toute manière, à supposer que la bonne femme ait perçu son appel, même à elles-deux, elles ne feraient pas le poids, ni contre l’inconnu qui squatte son salon ni contre les malfrats du dessous.

Et, bien évidemment, le fantôme d’Olivia s’est entretemps fait la malle, putain ! Les poings ballants sur ses cuisses nues, Charlotte a une énorme envie de pisser mais ce ne seront que ses yeux qui évacueront leurs larmes.


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