EPIDOSE 3.6
[13:00]
Pas tout-à-fait à l’abri cependant !
Il fallait encore que le téléphone portable de Charlotte donne de la voix, satanée musique qu’elle n’a pas pris la peine de modifier depuis l’achat et qui pourtant l’agace au plus haut point.
A la troisième sonnerie, elle est persuadée de trois choses : que un, l’inconnu ne répondra pas (cela parait évident), que deux, le type a maintenant la confirmation que la propriétaire du téléphone n’est pas bien loin et que trois, l’appareil n’est plus à l’endroit où elle l’avait laissé hier soir. C’est clair : le type l’a trouvé à sa place habituelle (en l’occurrence sur la tablette au-dessus du lit pour la nuit) et le considère déjà comme partie de son butin.
Plus désespérée que ça, tu meurs volontiers ! A la septième ritournelle, Charlotte perd bonne figure. Les poils de ses avant-bras se hérissent, ses nerfs dessinent des pelotes à fleur de peau et son air fait grise mine. Sans aucun doute que sa tension est au plus haut !
La scie s’arrête enfin, tout au moins pour peu qu’on ne se décide pas à la rappeler sur le champ. Quelle heure est-il ? Qui cela peut-il bien être ? L’horloge au-dessus de la porte des toilettes n’a toujours pas bougé d’un pouce. En réalité, selon ce qu’elle entend de la télé, c’est le journal télévisé de treize heures.
Cela fait donc près de cinq heures qu’elle pourrit dans ses quelques mètres cubes. Encore heureux qu’elle ne manque pas d’oxygène, que les plombs n’ont pas sauté (quoique, les siens…) et que la tuyauterie d’eau a tenu bon. Ce sont les seuls aspects positifs de l’affaire.
Treize heures, cela ne peut être qu’Emma (qui d’autre lui téléphone ?). La vieille dame vient de terminer ses deux tartines rituelles de la mi-journée et, après avoir essuyé et rangé sa vaisselle, la sonne comme bien souvent pour savoir si Charlotrinette est chez elle, sans avoir à descendre inutilement.
Excellente habitude, au demeurant. Charlotte est horrifiée d’imaginer le vieille Emma se retrouvant nez à nez avec l’énergumène posté dans le salon.
Tapie dans son coin, Charlotte commence à s’ankyloser. Des chatouillements envahissent ses fesses et ce n’est pas une sensation de caresse. Son dos est meurtri à force de s’appuyer contre le mur mais, tétanisée, elle n’envisage pas de se relever pour détendre ses muscles. Pour quoi faire, du reste ? En haut comme en bas, il n’y a que des relents d’urine à respirer !
Au-dessus d’elle, Emma trottine dans son couloir. Elle n’a pas eu de réponse à son appel. Elle se questionne sans doute, sans pouvoir même concevoir cette incroyable histoire d’une Charlotrinette coincée dans ses cabinets et d’un inconnu vautré impunément dans son salon. On ne tire pas les tarots pour des broutilles, c’est clair.
« C’est terrible comme tu as toujours l’art de te fourrer dans des situations impossibles, ma Lolotte ! », raillerait sa Justine de sœur. Et mieux vaut ne pas entendre la méchanceté que cette blondinette de Cindy aurait été lui inventer.
Maudites, l’une comme l’autre, Charlotte les a maudites des années durant. Et dire que sa disparition de quelques jours, quatre ans plus tôt, était censée remettre les pendules à l’heure. Bien au contraire, son séjour volontaire en enfer n’avait fait qu’attiser sa haine, envers l’une qui s’arrogeait les droits d’une mère et envers l’autre dont les attributs ne pouvaient qu’inspirer une jalousie féroce.
Entretemps, le grenier n’avait sans doute pas été à son goût, voilà tout ! L’espèce de psychotrope non plus du reste, et moins encore ces satanées caméras qui captaient l’expérience. Bien sûr, cela faisait partie de l’échange, de même que jurer de se taire, de mentir, de tronquer la réalité !
Putain, c’est l’enfer qui venait d’entrouvrir ses portes ! L’enfer, putain ! Charlotte ne trouve pas de meilleur terme dans cette bouilloire qu’est devenu son crâne. On ne lui avait pas fait de cadeau. Elle aurait pourtant dû s’en douter, n’est-ce pas ?
Dans ce putain de WC, elle ne se sent pas en mesure d’égrener ses souvenirs comme un chapelet (encore faut-il qu’elle ait la foi !). Pas question de vomir, moins encore d’hurler son désarroi.
Charlotte se souvient du beau monologue de Claude (elle pourrait à présent l’écrire mot à mot !) et surtout de la voix suave et le sourire accrocheur de la jeune femme : « Vois-tu, Charlotte, mon père a un étage libre dans une maison à la campagne… Si tu veux prendre du recul, ce sera excellent pour vous-toutes, je pense. Par exemple, l’inquiétude que tu vas provoquer chez ta sœur ne pourra que l’adoucir par la suite, tu verras… Quant à Cindy, c’est elle qui te jalousera de ne pas être à ta place, cela me semble certain… ».
Du blabla, rien que du blabla, et sacrément réducteur, le scénario psychologique, se rappelle Charlotte, la moue fugace sur le visage de son interlocutrice en soit témoin.
« En échange… », avait enfin rajouté celle-ci d’une voix trop sirupeuse pour être honnête...
Voilà, bien sûr ! C’est alors que Charlotte aurait dû rentrer sur le champ chez sa sœur, quitte à se faire assassiner pour avoir éclusé une bouteille de gin dans l’après-midi précédent. « Tu as vu l’heure, Lolotte ?... Où as-tu dormi cette nuit ? », aurait hurlé Justine, dressée sur ses ergots. Charlotte sait que « chez une amie » n’aurait pas été une réponse satisfaisante. Elle aurait bien sûr prétendu avoir passé la nuit chez Cindy, mais sa sœur bondirait de suite sur le téléphone pour vérifier.
C’est surtout à cela que songeait Charlotte quand elle avait scruté Claude dans le fond des yeux, par-dessus la tasse de café fumante et de l’analgésique qui pétillait dans son verre d’eau. Putain, déjà de la drogue, assurément !
« Il me veut quoi, ton père ? Quel truc et de quel genre ? », s’était-elle tout de même inquiétée, des fois que... Claude n’avait fait qu’esquisser un vilain sourire, baguette et couteau croisés entre les doigts. Charlotte s’en souvient parfaitement, du crissement du pain quand on le coupe. « Tu parles en alexandrins ? » avait raillé Claude, narquoise.
« … De participer à… une petite expérience, Charlotte, c’est tout ! », avait-elle ensuite répondu. Oui, en effet, plutôt que prendre son bol chaud à deux mains, c’est alors que Charlotte aurait dû prendre ses jambes à son cou. Mais le snack où elles avaient atterri ramollissait son jugement. Il y faisait bien frais, les gens allaient et venaient librement autour d’elles et la caissière avait été amène.
D’un autre côté, la jeune femme en face d’elle lui offrait un sandwich avec tant de gentillesse que, démunie, elle n’avait plus qu’à lui offrir sa confiance en contrepartie. A vrai dire, son état éthylique ne l’aidait pas à avoir les idées claires !
Du coup, le carrousel accélère la cadence. Ca lui fait une belle jambe d’évoquer le passé. En fait de jambes, sa position de grenouille devient inconfortable. Les cuisses collent aux mollets et le pied droit s’endort, définitivement peut-être. Jamais elle ne pourra se relever, elle se dessèchera sur place si elle ne réagit pas sur le champ.
C’est dans un ultime sursaut qu’elle tombe à genoux, prend appui d’une main sur la cuvette et se tire de l’autre, accrochée au rebord de l’évier. C’est dingue comme, dans certaines circonstances, le mouvement le plus évident devient une sacrée prouesse. Sa nuisette est maintenant trempée de terreur, ses muscles se détendent à grand peine, ses yeux chavirent et les traits de son visage sont certainement laids à faire peur. Mais comment pourrait-on remarquer tout cela dans les ténèbres ?
Pas question de rallumer la lampe, des fois qu’un rai de lumière sous sa porte intrigue le visiteur. Quoique, en plein jour, se dit-elle, ça ne devrait pas être très apparent. Ceci dit, béni soit l’électricien qui a placé l’interrupteur à l’intérieur des toilettes. Mais à quoi ça lui sert puisqu’elle hésite à sortir de sa purée de poix.
Putain, il est plus que temps que tout ça s’arrête. Dans l’idéal, le type devrait se barrer à tout jamais tandis que cette fichue porte sera censée s’ouvrir comme par miracle.
Mais ce qu’elle sait par expérience, c’est qu’un pitoyable scénario de trente pages ne fait jamais qu’un piètre synopsis. Le temps est un élastique qui se tire en longueur lorsque les aléas sont contre soi, ce n’est pas de la philosophie, ce n’est même pas une bonne maxime, c’est tout simplement évident.
Proche de la crise de larmes, Charlotte n’envisage plus de meilleur sort.
Car, contrairement à sa geôle du jour, le grenier d’alors n’était qu’un nid charmant, une cage dorée, aménagée pour une princesse dans le genre d’Olivia. Un rêve, n’est-ce pas ?
Claude l’avait aussitôt remise à l’heure : « C’est un ancien grenier à foin ! », précisait-elle en la tenant trop fermement par le bras.
En effet, une porte dans le mur s’ouvrait sur dix mètres de vide et un panorama bucolique à en mourir d’ennui, des champs, des arbres, un chemin, une église dans le lointain. « Tu as une salle-de-bains à l’étage… et je t’apporterai de quoi boire et manger… », poursuivait Claude avec autorité.
L’expérience ne durerait qu’une poignée de jours, répétait-elle, convaincante à souhait, ajoutant en balance que « Après quoi, il te suffira d’un geste ou d’un mot pour que je te reconduise devant la gare la plus proche ! ».
Putain que tout semble évident quand tu n’as pas encore quitté ta cuite du jour d’avant !
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