EPIDOSE 3.4

[11 :00]

L’énergumène vient de pénétrer sa chambre, putain ! Son intimité est mise à nu, d’autant plus violemment que, selon les circonstances du moment, elle n’a aucune possibilité d’y couper. Imagine néanmoins que le type l’aie surprise au lit, en plein sommeil, comment aurait-elle pu s’en défendre ?

A vrai dire, Charlotte se sent bien trop moche pour inspirer un viol (en… mauvaise ou due forme), bien trop misérable aussi pour qu’on lui envie ses rares trésors.

Charlotte pressent d’ailleurs que les intentions du visiteur sont autres. Ne le guide ni luxure ni  luxe, apparemment. Pourquoi s’attarde-t-il alors dans la chambre sans ouvrir aucune porte d’armoire ni aucun tiroir ? Que cherche-t-il, qu’espère-t-il d’elle, de sa toute petite personne ?

Quant à elle, déjà réduite à l’obscurité et à quelques pauvres mètres-cubes d’oxygène, il ne lui reste plus que l’ouïe pour percevoir le monde extérieur. « Et l’intuition, Charlotrinette, l’intuition ! », la reprendrait la vieille Emma, pour qui les rapports humains ne sont qu’une simple affaire de phéromones et de sixième sens. Dans sa retenue et son incompétence, Charlotte peste à voix basse, les dents serrées contre l’adversité mais surtout contre elle-même.

C’est vrai qu’elle n’avait qu’à ne pas s’enfermer dans les toilettes. C’est vrai qu’elle n’avait qu’à ne pas casser la clé dans la serrure. Et c’est vrai qu’elle n’avait qu’à ne pas laisser cette fichue porte de l’appartement ouverte !

Pourtant, l’une dans l’autre, les choses sont plutôt bien faites, car, à y regarder de près, tant qu’à subir la présence malveillante d’un inconnu chez soi, être protégée de force dans les toilettes présente un certain avantage.

Quoi ! Quelle aurait dû être sa réaction à elle lorsqu’il est entré, lui, dans l’appartement ? Inutile de cogiter, elle est plus que jamais certaine que se mettre à piailler comme une dinde était la pire des solutions. A moins que le gars ne se mette en tête de la délivrer de sa cage (et peut-être même, qui sait ?, qu’elle aurait pu s’en faire un complice…).

Ben non, Charlotte n’est pas bégueule. Elle a beaucoup lu sur la question, les crimes en séries sont en quelque sorte devenus son rayon et combien de fois sa malchance coutumière ne l’a-t-elle pas confrontée à la mort ?

Assurée de ce qu’elle pense mais pas rassurée du tout sur le terrain, elle estime que ça fait un sacré long moment qu’on n’est plus sorti de la chambre, de SA chambre, putain ! Juste de quoi être persuadée que le type s’est allongé sur le lit, peut-être pour… ou pire !

En tous cas pas pour se reposer, ce serait ridicule ! Ce type est un prédateur, cela se sent, et elle a bien raison d’adopter le silence radio, c’est sûr. Lui et elle ne travaillent pas dans le même registre !

Par ailleurs, Charlotte se demande ce qu’il serait advenu si, au lieu de se trouver bêtement emmurée dans les toilettes, elle avait trainé dans la cuisine ou pianoté sur son portable dans le salon. Vu l’heure, pour elle bien matinale, elle aurait joué aux abonnés absents et n‘aurait pas davantage donné suite aux petits coups discrets sur la porte d’entrée.

Bref, le malotru aurait investi son intimité de la manière identique. Dans leur face à face inopportun, peut-être aurait-il prétendu qu’il venait relever les compteurs de gaz, ou vérifier la présence d’éventuels cafards dans les pièces d’eau, ou quelque mensonge du genre. Le pire est qu’elle l’aurait cru, en toute naïveté. Mais ensuite ?

Non, franchement, mieux vaut la situation telle qu’elle est à présent, se conforte Charlotte, même si son coccyx (putain… l’orthographe !) s’écrase sur le carrelage, même si la chaleur dans le réduit l’étouffe, même si le sinistre personnage est en train de lister ses biens ou de renifler sa couche comme un félin.

A son allure assurée, l’animal semble maître de lui-même ou de n’importe qui, va-t-en savoir à quoi elle a pu le deviner ! Il est juste en train de quitter une chambre pour gagner l’autre, dirait-on. « Tout va bien ! Tout va très bien ! », se murmure-t-elle à soi-même, sans grande conviction. Une fois qu’il aura tout visité, il s’en ira de lui-même. Peu importe ce qu’il emportera, finalement ! Mais pourquoi traine-t-il subitement la patte aussi longuement dans le couloir ? Charlotte tente de faire le vide dans sa tête, ses ongles s’incrustent dans ses paumes, sa langue gonfle en bouche comme un krupuk dans de l’huile bouillante.

Sa question reste en suspens, le temps qu’il se décide à pousser la clenche de la porte qui les sépare. Forcément, celle-ci ne s’ouvre pas. La poignée est restée en diagonale quelques secondes avant de reprendre la position horizontale, tandis que Charlotte est passée de l’état liquide à l’état gazeux.

Faudrait pas qu’il insiste, putain !

C’est sans doute l’un des plus vastes moments de solitude qu’ait traversé Charlotte depuis belle lurette. Il ne manque plus qu’Olivia pour lui faire frôler la crise de nerfs.

De l’autre côté de la porte, l’inconnu parait attendre, dans l’expectative de comprendre « pourquoi des W.C. seraient-il fermés à clé ? ». C’est en effet rarement là qu’on renferme des trésors ! Bref, il n’insiste pas davantage et c’est bien ainsi.

Putain, c’est sans doute tout autre chose : pourquoi lui fallait-il uriner en plein mitan d’un cambriolage ?

Car Charlotte l’entend se soulager dans la salle de bains, vraisemblablement dans l’évier dont il actionne ensuite longuement le robinet. Curieux souci de propreté pour quelqu’un de malhonnête ! Justine, elle, avait pour manie de se soulever sur la pointe des pieds pour s’asseoir sur le lavabo. « Mon petit côté pervers ! C’est meilleur que sous la douche… », disait-elle avec un sale petit sourire vicieux, au grand dam de Charlotte qui trouvait ça dégoûtant. Bah ! Justine n’était qu’un personnage coincé qui avait besoin de soupapes.

Le type vient de filer dans la cuisine. Son repérage a l’air rapide. De toute évidence, batteries et appareils ménagers ne sont pas sa tasse de thé mais il a quand même ouvert le réfrigérateur, par acquit de conscience sans doute. Merde quoi ! ! Plus incrust’ que ça, le gars s’installe à demeure !

Physiquement, ce fourbe ne doit pas être son genre de zigue. Dans son imaginaire de jeune fille, il a une vingtaine d’années, pas plus, une mine chafouine (obligé !) et un tatouage de cobra dans le cou, c’est forcé. Ses cheveux sont roux (elle déteste les roux) et il a une tête à porter un pantalon à carreaux (dans les couleurs caca d’oie et consort) et des souliers vernis mais négligés.

Surgi tout droit d’un vulgaire roman de gare, le portrait est outrancier, d’ailleurs un peu vieillot, mais Charlotte s’en contente pour le moment. Une mouche se doit de ressembler à une mouche et un requin à un requin, n’est-ce pas ? C’est une vérité toute simple, qui a le don d’atténuer son angoisse. Car, en réalité, rien de plus terrible que de ne pas voir ni connaitre son adversaire.

Bref. A présent qu’il a fait le tour de l’appartement, il ne lui reste plus qu’à se servir et se tirer au plus vite, cette fois, elle l’en conjure à mi-voix. D’ores et déjà, Charlotte pleure son téléphone et son ordi portable. Peu lui importe le reste, son deuil sera incommensurable en rapport au maigre magot que le gredin va pouvoir en tirer.

L’essentiel est que, sous peu, Charlotte pourra enfin reprendre ses investigations.

En effet, assise au sol comme elle l’était tout ce temps, Charlotte a un point de vue bien différent de la station debout. Il lui a suffi de pencher la tête pour repérer la pointe des deux tiges filetées qui fixent la lunette à la cuvette, via leurs écrous papillon en plastique. Son plan est tout fait. Une fois décrochées, la lunette et la planche pourront bien lui servir de masse pour défoncer le panneau de la porte, se dit-elle sans douter un seul instant de pouvoir dévisser les écrous à la seule force de ses doigts.

Charlotte bout d’envie d’en tester la résistance sur le champ. Encore s’agirait-il que le bonhomme se fasse la malle. Or, il ne semble pas se décider, le bandit, que du contraire ! Il a l’air suspendu dans le couloir, dans un moment d’hésitation que Charlotte ne parvient pas à décoder. Que fait-il ? Est-il en train de méditer sur le trousseau de clé oublié sur la porte d’entrée ? Ou bien se demande-t-il pourquoi les waters sont vraiment closed ?

Putain, qui peut-il être, en définitive ? Charlotte rassemble ses souvenirs. Apparemment, d’après sa démarche, le gars n’est ni grand, ni gros. Il aurait même un profil discret, voire quelconque. A ce stade, elle dispose de bien maigres renseignements auditifs et aucun élément pour y profiler un visage ou un nom. Et, même s’il est entré dans l’appartement comme un habitué, pas moyen de l’identifier dans la liste d’amis (assez réduite somme toute) de Justine, moins encore dans la sienne (inexistante, en définitive). D’autant plus que, depuis qu’elle est venue habiter chez sa sœur, elle ne lui avait connu aucune relation notoire autre qu’avec ce psy de Fred Maréchal, le père de Cindy (Charlotte ne veut d’ailleurs plus rien entendre à leur propos).

… Ah si ! Philippe Jaunes, peut-être…


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