EPIDOSE 3.1

UN MARDI 5 AOÛT, 4 ANS PLUS TARD [08 :00]



Plus conne que ça, elle en serait morte de honte.

Voilà des jours qu’elle s’était promis de graisser cette serrure récalcitrante. Hier encore, elle avait noté l’huile de machine à coudre sur sa liste de courses. Mais, bien entendu, ça ne faisait pas partie de ses priorités.

Arrive aujourd’hui l’inévitable : en tricotant avec le pêne, la tige de la clé vient juste de se briser à ras le panneton ! Pas nécessairement à cause de la rouille du mécanisme (l’immeuble n’est pas assez vieux pour ça) mais bien plutôt à cause de sa précipitation matinale.

Tenaillée entre un besoin pressant et une porte rebelle, Charlotte reluque la cuvette comme une issue probable. Elle relève l’abattant et, en parallèle, sa courte nuisette. Lorsqu’elle s’assied sur la lunette, rage et abandon lui déchirent le visage.

Ses fondements se relâchent, des larmes lui perlent aux yeux. Putain ! La voilà enfermée aux toilettes, avec, pour seul espoir d’en sortir, une vieille bonne femme sourde au second étage et, au-dessous, un bistroquet en « stand by pour cause de vacances » (sic !).

Se torcher, tirer la châsse d’eau n’évacue la pestilence que dans une infime proportion. Qu’est-ce qu’elle a bouffé ces derniers jours, bon sang ? L’espace est réduit, comparable au volume d’un ascenseur bloqué. Seule la serrure lui ouvre quelque peu un horizon.

Aperçu bien peu romantique pour celle ou celui qui se pencherait derrière ce trou ! Jeune femme, en courte tenue de nuit, recherche liberté obstinément… En attendant, Charlotte a toujours la clé en main, tout au moins ce qu’il en reste, une tige et son anneau, symbole évocateur en diable pour qui y voit un signe, c’est sûr.

C’est alors pour elle de se mortifier de ne porter sur elle que sa nuisette, mais personne n’est assez obsédé (ou stupide) pour installer un périscope depuis la bouche d’aération, n’est-ce pas ? De fait, qui pourrait découvrir sa nudité via ces toilettes sans fenêtre ?

… Si au moins c’était du dehors que cette fichue clé lui avait pété dans les mains, il n’y aurait aucun souci, c’est évident, mais, franchement, qui aurait l’idée de fermer une porte de latrine par l’extérieur ?

Maudite aussi soit sa sœur de lui avoir inculqué cette manie idiote de s’enfermer dans les W.C. ! Pour signaler que c’est occupé, arguait-elle comme une évidence, exemples à l’appui, si bien que Charlotte avait fini par lui céder machinalement. Justine avait la scatologie discrète, diable ait son âme…

Par ailleurs, cela parait tout à fait normal de n’être pas encore habillée à huit heures du matin, l’horloge en soit témoin, c’est à peu près l’heure où elle a investi d’urgence ce satané cabinet. Putains de tripes… Même pas eu le temps de prendre le petit-déjeuner, moins encore la douche car jamais elle ne la prend avant d’avoir siégé au WC, question de propreté, comme disait Justine, forcément de bon conseil.

« Oui, je me suis lavé les mains ! », glousse Lolotte par dérision, mais sa sœur n’est plus là pour l’entendre. Bien vu, à quoi ça sert d’avoir 21 ans si l’inquisition ne prétend pas lever le pied ?

De même, Charlotte a beau s’énerver sur la clenche, la porte ne répond toujours pas, butée comme une paroi de pierre, sans concession.

Comme quoi être élevée par une sœur ainée n’est pas une sinécure, comme on le sait. « Parce que tu crois que c’en est une d’éduquer sa cadette, ma Lolotte ? », aurait rétorqué Justine du tac au tac.

Allez, Lolotte a une tendre pensée pour sa sœur absente, bien qu’elle en ait fait son deuil, pense donc !, ça fait un an maintenant. Tout comme, bien auparavant, elle avait réussi à se libérer de Cindy la blondasse ou encore du père de cette dernière. Combien n’ont pas disparu de la circulation entretemps ? Putain ! Charlotte n’y est pour rien si tant de gens meurent chaque jour !

« Pauvre petite Charlotte ! », gérémiait-on autour d’elle lors de l’incinération de Justine, « Déjà qu’elle était en famille réduite et voici que la plupart de ses proches ont disparu ! ».

Faux ! La jeune femme ne se sent pas plus « pauvre » qu’une autre, ni plus « petite » qu’hier ou demain. Et dire que ce sont tous ces gens-là qu’elle n’a plus jamais revus depuis !

D’un autre côté, Charlotte n’a ni moins ni plus d’amies aujourd’hui qu’hier. De toute façon, les copines de sa sœur en sont à couver sereinement leur progéniture dans leurs nouveaux intérieurs. Pour le coup, les voilà qui sortent volontiers leurs griffes en présence de rivales.

Franchement pourtant, physiquement lotie comme elle l’est, Charlotte s’estime bien loin de représenter une menace pour leur bonhomme : de toute manière, loin de « petite Charlotte » l’idée d’accompagner un mec dans les stades ou de « savoir pourquoi » décapsuler une canette de bière ! Putain, l’angoisse !

Sur ce coup-là, Charlotte soupire d’aise : la voilà bien exemptée de tout ça, dût un suivi psychologique en être le prix !

A l’abri, oui, et même des pires dans le genre, de celles qui se lamentent d’avoir raté leur vie, de passer sempiternellement à côté des meilleurs moments, de n’avoir plus aucune perspective… En parallèle, tu as aussi la clique de divorcées (deux sur trois, dis donc !), épaules au ras du sol et cortège de casseroles dans le dos.

Bref. Toutes ces tergiversations ne résolvent pas son problème, c’est sûr. Ce ne sont certes pas ceux-ci ou celles-là qui viendront la délivrer !

Pas davantage la brave cartomancienne du dessus car la vieille Emma prétend être dure de la feuille quand ça l’arrange (les bruits « inutiles » la dérangent, assène-t-elle avec un sourire malicieux) et Charlotte aura beau hurler, elle le sait, jamais Emma n’avouera l’avoir entendue, même via la conduite d’aération.

Emma Louis n’est finalement qu’une vieille fille solitaire, dont chaque souvenir s’accompagne d’une habitude, d’un tic, d’une manie. Difficile d’imaginer que la septuagénaire se retrouve dans un pétrin pareil à celui de Charlotte. En l’occurrence, la jeune femme dispose de bien peu de vieilles photos racornies dans son portefeuille.

Pour preuve, cette satanée porte qui la sépare du monde avec obstination. Même les clés font à présent partie de la coalition ennemie, putain !

La conjoncture n’est pas à la gloire, c’est le moins qu’elle puisse dire. Tant qu’on y est à recenser d’éventuels secours, est-ce qu’il y a une chance sur mille que le vieux couple (ses voisins de gauche dans l’autre immeuble, quand on regarde depuis la rue) intervienne dans son marasme ?

Probabilité faible : retour d’âge et ménopause les ont téléportés ailleurs car, après trente ans de mariage, Monsieur enfile les voyages d’affaires comme autant de secrétaires pendant que Madame se mortifie dans l’aide humanitaire.

Une ou deux fois l’an, Charlotte croise sur le trottoir les clins d’yeux concupiscents de Monsieur ou le regard de chien battu de Madame. On les voit rarement ensemble, à vrai dire. Quoi qu’il en soit, ces déjà petits vieux ne lui ont jamais semblé fort sympathiques et, de toute façon, le mur mitoyen se retrouve à l’opposé de l’appartement.

En finale, ne pourraient l’entendre que les gays dans l’appartement sur la droite (vue du dehors), deux jeunes hommes impeccables par-dessus et au-dedans, tranquilles, gentils, adorables et beaux comme un rêve de belle-mère ou un fantasme de femmes mariées.

Disons que Charlotte et Justine auraient volontiers pris le petit-déjeuner en leur compagnie, mais jamais elles n’auraient cru qu’être une bonne femme pouvait être une tare.

Non. Discrets comme ils le sont, ni Dimitri ni Kevin (Charlotte avait découvert leurs prénoms sur leur boite-aux-lettres) n’interviendraient, sans doute même si Charlotte faisait sauter le quartier.

Soit. Voilà autant de personnages secondaires qui ne feront pas avancer l’histoire d’un pouce.

Bistrot en congé au rez-de-chaussée, Emma dans son ouate, les deux en Australie ou au Pérou, Dimitri et Kevin dans leur autisme, Charlotte ne peut compter que sur elle-même pour s’en sortir. C’est dire aussi que, depuis le décès de Justine, la plupart de leurs relations ont bien pris leurs distances.

Charlotte sait qu’elle n’a pas un caractère très sociable, mais il est notoire qu’on ne l’appréciait qu’à travers sa sœur, tout comme elle avait été des années auparavant la faire-valoir de Cindy. « Pensez donc ! Charlotte ? Qui ? Ah oui, la petite sœur de Justine (Dieu ait son âme !)… » ou bien « Qui ça ? Ah oui, la greluche, là, le petit chien de Cindy (Dieu ait son âme aussi, tant qu’on y est !).

Elle n’a même pas son téléphone portable pour appeler police ou pompiers, n’importe qui, putain ! L’appareil doit toujours être sur la tablette au-dessus de son oreiller. Tu y aurais pensé, toi, que tu en aurais besoin de toute urgence ?

Réaction première : secouer violemment la clenche mais ça ne mène à rien d’autre que de confirmer son impuissance. De même que se ruer, corps ramassé contre elle, car, précisément, Charlotte ne fait pas le poids et ne dispose pas d’assez de recul. Elle s’en sort avec quelques ecchymoses (putain d’orthographe !) et sans doute autant d’hématomes ( !) aux épaules et aux bras.

Sa réputation est faite, de celle de la malchance. « Qui ça ? Ah oui… Charlotte… Que voulez-vous, la pauvre petite n’a toujours côtoyé que la mort ! »

Et aux lèvres de pendouiller entre les canines, et aux commentaires de devenir tellement con… descendants qu’ils ne touchent même plus Charlotte, en définitive…


Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog